Robert Mugabe, libérateur du Zimbabwe devenu oppresseur Par Pierre Haski (Rue89) 16H16 16/08/2007
Le 17 avril 1980, Bob Marley entonnait au stade d'Harare sa chanson "Zimbabwe",
marquant dans la joie et le reggae la naissance du dernier-né des Etats
africains, sur les décombres de la Rhodésie de la minorité blanche.
Vingt-sept ans après, le pays est en perdition, avec une hyperinflation de 4 500% et un régime autoritaire et démagogique. Qu'est-ce qui n'a pas marché?
Journaliste basé en Afrique australe à l'époque de l'indépendance,
j'ai été témoin, en 1980, de cette éruption de bonheur et d'espoir
collectif, et nul autre que Robert Mugabe ne semblait alors aussi
légitime pour l'incarner. Mugabe avait tout pour plaire, au sortir
d'une guerre d'indépendance cruelle et impitoyable. Ses anciens
professeurs du collège jésuite de Kutama nous confiaient alors, sous le
sceau de la confidentialité: "On a fait du bon boulot, non?" Mugabe
avait une vision radicale du changement de société à venir, mâtinée du
pragmatisme inspiré par les déboires et les erreurs du Mozambique
révolutionnaire voisin, qu'il avait pu observer de près en exil.
L'homme incarnait pourtant le diable pour beaucoup: ancien chef de
guerilla maoïste, le plus radical de la nébuleuse nationaliste noire,
qu'il s'agisse de l'"oncle Tom" Abel Muzorewa, ou du trop accomodant et
corpulent Joshua Nkomo. C'est d'ailleurs envers ses rivaux de la lutte
pour l'indépendance qu'il se montra initialement sans pitié, réprimant
dans le sang, dans les premières années de l'indépendance, les
dissensions du Matabeleland, le fief ethnique et politique de Nkomo.
Mais l'illusion du pragmatisme survécut miraculeusement à ces bavures
répressives.
Un quart de siècle plus tard, son règne finissant tourne au
cauchemar pour l'ensemble de ses douze millions d'habitants, entraînés
dans une fuite en avant destructrice par un despote qui, cette semaine
encore, réaffirmait son refus de changer de cap.
A 83 ans, Robert Mugabe joue sur une ultime carte pour la survie de son
régime, celle d'un patriotisme économique douteux, basé sur des
critères raciaux. De nouvelles lois introduites fin juillet obligent
toutes les entreprises à être possédées à 51% par des Zimbabwéens
noirs. Le "Black empowerement" peut être légitime dans un pays qui a
hérité d'inégalités profondes dues aux discriminations raciales, mais
il ne s'agit, aujourd'hui, que d'une manipulations populiste destinée à
rester au pouvoir.
Plusieurs millions de Zimbabwéens sont menacés par la famine et la majorité de la population vit avec moins d'un dollar par jour. Les services sociaux se sont effondrés
parallèlement à l'économie nationale, alors que les premières années de
l'indépendance avaient été marquées par l'essor de l'accès de la
majorité noire à l'éducation et à la santé.
Mugabe sait trop bien ce qu'il advient des anciens despotesCette gestion catastrophique a suscité une montée en puissance de
l'opposition politique à Mugabe, à laquelle ce dernier a réagi avec
brutalité. Tortures, emprisonnements, censure sont devenus la norme: il
y a quelques mois, le chef de l'opposition, Morgan Tsanvagirai, a
comparu devant une cour portant les signes d'un tabassage en règle
entre les mains de la police. Comme l'écrit Judith Garfield Todd, une
opposante blanche à Mugabe, fille d'un ex-Premier ministre libéral qui
fut emprisonné par l'ancien régime de Ian Smith, "je n'arrive pas à
comprendre comment des gens qui ont souffert entre les mains
d'oppresseurs ont pu se transformer en oppresseurs eux-mêmes" ("Through
the darkness, a life in Zimbabwe", Zebra Press, 2007). L'histoire,
pourtant, en est pleine...
Qu'est-ce qui a mal tourné? Comment le "camarade Bob", libérateur du
Zimbabwe, est-il devenu Mugabe le despote? Certains blâmeront le
mélange d'éducation jésuite et de relents de marxisme-léninisme...
D'autres le choc de la mort de sa femme Sally, et des critiques
suscitées par l'attitude du Président (il faisait un enfant à sa
secrétaire mariée alors que sa femme était en train de mourir...). Ou
encore l'incapacité des libérateurs de se transformer en gestionnaires.
Ou, plus simplement, le vieil adage selon lequel si le pouvoir
corrompt, le pouvoir absolu corrompt abslument -le Zimbabwe n'échappe
pas à cette règle.
A 83 ans, Robert Mugabe entend s'accrocher au pouvoir jusqu'à sa
mort, sachant trop bien ce qu'il advient des despotes qui l'abandonnent
prématurément. L'ancien président de la Zambie voisine, Frederick
Chiluba, a été poursuivi pour corruption dès qu'il a quitté ses
fonctions, et l'ancien maître du Libéria, Charles Taylor, s'est
carrément retrouvé au Tribunal de La Haye...
A l'approche de l'élection présidentielle prévue l'an prochain,
Mugabe n'a pas l'intention de passer la main, même si certains de ses
lieutenants aimeraient bien le pousser vers la sortie. Ses voisins
d'Afrique australe seraient eux-aussi tentés de lui donner gentiment un
coup de pouce vers la retraite, un pas que l'Afrique du Sud, la
principale puissance régionale, a hésité à franchir jusqu'ici. Mugabe
peut aussi compter sur le soutien sonnant et trébuchant de la Chine
pour renflouer ses caisses vides, et tenir ainsi à la tête d'un pays
exsangue et démoralisé, défiant le reste du monde et son propre peuple.
Jusqu'à quand?
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