Pourquoi est-il important de bloquer Sarkozy ? par Jean Bricmont.
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28 avril 2007 Samedi 28 avril 2007.
Beaucoup de gens de
la « gauche de gauche » semblent hésiter à se mobiliser à fond pour
faire barrage à Nicolas Sarkozy, ou, à tout le moins, à limiter les
dégâts, c’est-à-dire en pratique, à voter et à encourager à voter pour
Ségolène Royal.
Je ne peux pas le
prouver, mais je suis convaincu que l’immense majorité des
progressistes et des amis de la France à l’étranger, de la Russie au
Venezuela, en passant par le Moyen-Orient, sont atterrés par cette
attitude, et cela pour une raison très simple : ils ont en face d’eux,
dans leur pays, une droite qui sait ce qu’elle veut et qui veut
Sarkozy. Les gouvernements américains et israéliens veulent Sarkozy.
Bien sûr, ils s’accommoderont de Ségolène Royal, mais, si elle gagne,
ce ne sera pas
leur victoire. La victoire de
Sarkozy sera une nouvelle révolution « colorée », après la Serbie, le
Liban, l’Ukraine, une victoire obtenue par une manipulation médiatique
massive-sur les thèmes de l’insécurité et du déclin.
(Sarkozy - Liban : "De combien de temps l’Etat d’Israël a-t-il besoin pour terminer le travail ?"
) Il y a trois
facteurs qui empêchent la mobilisation contre Sarkozy : une
sous-estimation de la dimension symbolique des luttes, une vision
essentialiste des partis politiques et une attitude quasi-religieuse
vis-à-vis du vote. Commençons par le premier point, qui est le plus
important et le plus long à discuter.
En gros, on peut
dire que la gauche, lorsqu’elle n’a pas de projet politique autonome,
et elle n’en n’a plus depuis le tournant de la rigueur sous Mitterrand
en 1983, fait la même politique que la droite, mais en traînant les
pieds et avec moins d’éclat. L’inconvénient de la gauche au pouvoir,
c’est qu’elle réussit souvent mieux que la droite à museler le
mouvement social. C’est pourquoi il est souvent légitime de dire
« blanc bonnet et bonnet blanc » lors d’une confrontation gauche-droite
et de s’abstenir. Ce serait sans doute le cas si on avait affaire à un
affrontement Chirac-Royal, par exemple. Mais, bien que ce soit
impossible à prouver, il est probable que, si Gore avait été élu à la
place de Bush en 2000, des centaines de milliers d’Irakiens seraient
encore vivants, ce qui n’est pas un détail. La question du « blanc
bonnet et bonnet blanc » ou du « vote utile » dépend des circonstances,
et ne peut pas être tranchée a priori.
Ce qui caractérise Sarkozy, c’est qu’
il sort du cadre habitueldes politiciens de la 5ème République, comme Le Pen si on veut, sauf
qu’il est un Le Pen éligible. Aucun politicien « normal » n’a sa
vulgarité (racaille, Karscher etc.), digne d’un Berlusconi. Aucun
politicien « normal » ne fait à ce point allégeance aux États-Unis et à
Israël. Aucun politicien « normal » ne parle de Jeanne d’Arc ou du
christianisme comme il le fait. Aucun politicien « normal » n’a fondé à
ce point sa carrière sur les médias, ainsi que sur l’exploitation des
thèmes de la sécurité et du déclin. Il faut aussi comprendre que si
tant de gens de droite le craignent et voudraient l’arrêter (de Chirac
à Bayrou), c’est parce que, contrairement à beaucoup de gens de gauche,
ils le connaissent personnellement, et qu’en termes d’ambition
personnelle et de caractère, il est aussi hors norme. On peut très bien
être de droite et hésiter à confier à Sarkozy le feu nucléaire.
Ce qui caractérise aussi Sarkozy, et c’est ici que la lutte se joue au niveau des symboles, c’est qu’il
est l’espoir de la réaction au niveau mondial.
Les Français, vivant dans un pays capitaliste et « mondialisé », en
réalité pas très différent des autres, ne comprennent pas toujours bien
comment la France est perçue à l’étranger. Elle y est vue comme le seul
pays européen important qui résiste à l’hégémonie culturelle et
politique américaine, qui continue à considérer l’égalité comme un
idéal, et qui est un bastion de la laïcité. Bien sûr, comme toutes les
images, celle-ci est à la fois surfaite et basée sur des réalités
historiques. Néanmoins, la victoire de Sarkozy sera vue comme la
victoire de la France de la Restauration, de Versailles et de Vichy sur
l’autre France, celle de la Révolution, de la Commune et de la
Libération, que les bourgeoisies du monde entier détestent.
Bien sûr Royal ne
fera pas une « autre politique », et certainement pas une politique
progressiste. Mais c’est elle la candidate de la continuité, et Sarkozy
celui du bouleversement (réactionnaire) et c’est bien pour éviter le
pire qu’il faut voter Royal. Il faut également situer le problème dans
un cadre plus général- celui de la crise du néo-libéralisme au niveau
mondial et de l’échec du projet néo-conservateur au Moyen-Orient. Même
la banque mondiale ne défend plus le consensus de Washington, et, en
Amérique Latine, le rejet populaire du néo-libéralisme est général. Aux
États-Unis les seules questions que l’on se pose, parmi les dirigeants,
c’est comment quitter l’Irak sans perdre trop de plumes, arrêter le
déclin du dollar et stopper la crise de l’immobilier.
Évidemment, vu que
la politique néo-libérale a été verrouillée au niveau européen par le
Traité de Maastricht, aucune autre politique n’est possible, à moins de
changements bien plus radicaux que ce qu’une élection peut produire.
Mais ce qui est important, et qui donne un certain espoir pour
l’avenir, c’est que les mouvements populaires en Amérique Latine, le
mouvement altermondialiste, et les résistances au Moyen-Orient ont
provoqué une crise dans l’offensive pro-capitaliste et pro-impérialiste
commencée avec Reagan et Thatcher à la fin des années 70, et à laquelle
la gauche européenne (toutes tendances confondues) n’a jamais trouvé de
réponse. En France, la droite comme la gauche ont essentiellement suivi
un mouvement réactionnaire global, mais sans véritable enthousiasme et
certainement sans en prendre l’initiative ou la direction. En France,
le seul vrai croyant,
le seul analogue français de Reagan, Thatcher, Blair ou Bush, c’est
Sarkozy. Il serait paradoxal, et catastrophique pour les luttes dans le
reste du monde, que le « modèle » ultra-réactionnaire qui domine le
monde depuis près de trente ans, finisse par triompher en France, au
moment même où il fait eau partout ailleurs.
Beaucoup de gens
invoquent les diverses « trahisons » du parti socialiste (guerre
d’Algérie, Mitterrand, guerre du Kosovo) pour ne pas voter Royal. Mais
le parti socialiste, comme les autres partis et comme d’ailleurs les
parlements, est une « caisse d’enregistrement » qui réagit aux
mouvements idéologiques et sociaux qui se passent en dehors de lui. Le
parti socialiste a aussi participé au Front Populaire et à la création
de la sécurité sociale. Bien sûr, il ne fera rien d’aussi progressiste
aujourd’hui, parce que les circonstances ne l’y contraignent pas, mais
un vote Royal sans illusions permettrait d’éviter le pire, surtout
vis-à-vis de l’étranger, et de continuer à reconstruire un véritable
mouvement social, en dehors du PS.
Finalement, il est
curieux de remarquer que ce sont souvent ceux qui dénoncent le plus
violemment les « illusions du cirque électoral », et qui en tirent
argument pour ne pas voter, qui sont en fait les principales victimes
de ces illusions. En effet, si la démocratie représentative, combinée à
la concentration des moyens d’information entre des mains privées, est
effectivement très imparfaite, c’est une raison de plus pour ne pas
sacraliser le vote et, par conséquent, pour voter. Il ne faut pas voir
le vote comme une délégation (ou abdication) de pouvoir (comme le veut
le discours dominant sur la démocratie), mais comme une forme de lutte
parmi d’autres, au même titre que signer une pétition ou manifester. Il
est parfaitement cohérent de voter pour X demain, comme « moindre
mal », et de lutter contre sa politique après-demain.
La « gauche de
gauche » doit utiliser le 1er mai pour lancer une gigantesque
mobilisation contre Sarkozy, non pas en effrayant les gens par des
discours radicaux, comme elle aime tant le faire, mais en expliquant
patiemment que sa politique non seulement ne va pas sauver la France,
mais, au contraire, va en faire le dernier pays à subir l’expérience
amère d’une thérapie de choc et d’un alignement sur Washington qui sont
peu à peu rejetés partout ailleurs.
Jean Bricmont Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique).
[- Mais il vaut
mille fois mieux, pour le mouvement social, qu’il ait en face de lui
des socialistes qui ne tiennent pas leurs promesses qu’un Nicolas Sarkozy qui les tient. Jean Bricmont
.]
http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=4987