Les Echos, no. 19629
L'entretien du lundi, lundi 20 mars 2006, p. 15
Abdoulaye Wade : en finir avec l'Afrique balkanisée
FRANCOISE CROUIGNEAU ET LAURENCE TOVI
Face à l'indifférence française, le président du Sénégal se tourne vers les Chinois et les Indiens, très actifs dans son pays.
Bien avant de vous lancer dans la politique, vous avez été économiste, ce que rappelle l'ouvrage qui vient d'être publié (1). Son sous-titre, « L'Afrique reprend l'initiative », n'est-il pas étonnant pour un continent dont on parle surtout pour ses conflits, les pandémies, la corruption qui le menacent de marginalisation ?
Entre ma thèse de doctorat, présentée en 1959 et consacrée à l'économie de l'Ouest africain, et mon plan Oméga, dont est issu le Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique, le Nepad, les Africains ont évolué, tout de même... Durant la colonisation, nous n'avions pas le droit à l'initiative. Après l'indépendance, les premiers plans économiques ont été élaborés par des étrangers. Je n'étais pas contre parce qu'il s'agissait d'étrangers : j'étais contre, comme économiste, parce que ces plans étaient incomplets. La double planification que je préconisais partait, contrairement aux plans à la française, de la base, c'est-à-dire de chaque région, pour tenir compte de sa réalité, de ses ressources humaines et naturelles. Le tout étant coordonné par un plan au sommet. Il m'a fallu remonter aux Romains pour retrouver les origines de ce qu'on appelle aujourd'hui la planification régionale.
Plus récemment, vos propositions ont abouti au Nepad...
Avec le Nepad, l'Afrique a repris l'initiative en faisant des propositions de développement réalistes et fondées sur les lois du marché. Cela n'a rien à voir avec le plan, irréaliste, des Nations unies des années 1970, ou celui de Lagos, fait par les Africains, et qui prévoyait un marché commun de l'Afrique pour 2020. Ce n'était que du papier et tout le monde l'a oublié... Le Nepad, c'est autre chose. Au-delà de l'affirmation d'une volonté politique de combler notre retard, nous avons défini huit secteurs où il fallait nous battre : les infrastructures d'abord, l'éducation, la santé, l'agriculture, les technologies de l'information, l'énergie, l'environnement. Et l'accès aux marchés des pays développés. Produire, c'est bien, encore faut-il vendre. Or les subventions des pays développés nous empêchent d'exporter chez eux. Leur domination est telle que nous ne parvenons pas à faire prévaloir une justice économique.
A travers le Nepad, nous insistons sur le développement régional pour lutter contre le cloisonnement de nos marchés qui explique largement notre retard. L'Afrique est aujourd'hui balkanisée. Or, tout le monde sait que l'espace est un vecteur de développement. Les ressources de l'Afrique sont, elles aussi, mal utilisées du fait de cette domination des pays riches. Les émirats arabes sont propriétaires de leur pétrole alors que les Etats africains le vendent, souvent, selon les termes de contrats défavorables.
Beaucoup d'espoir avait été mis dans ce nouveau partenariat. Il en est sorti peu de projets concrets. Est-il voué à l'échec ?
Je dois avouer que, depuis quatre ans, nous piétinons et que le secrétariat du Nepad, installé en Afrique du Sud, dépense de l'argent inutilement : 13 millions de dollars en voyages, séminaires, colloques et table rondes, mais pas un kilomètre de route. Ce n'est pas de cela que l'Afrique a besoin. Le Nepad est un bon projet, mais nous n'avons pas placé les hommes qu'il fallait pour l'animer. On y a mis des philosophes ou des littéraires, alors qu'il faudrait des managers, politiquement engagés, capables de mobiliser des financements, de piloter des projets. Ces hommes existent. Il suffit d'aller les chercher en organisant des appels d'offres internationaux de recrutement. Face à ce constat d'inefficacité, nous allons organiser un sommet de réflexion entre les membres fondateurs du Nepad pour le réorienter.
La communauté internationale semble mobilisée pour aider l'Afrique. Annulation de dette, taxation des billets d'avion, etc., on ne pourra plus accuser le manque d'argent d'être la cause du retard de développement du continent...
Je ne suis qu'un Africain parmi les décideurs de l'Afrique. Et je trouve que l'idée d'une taxe sur les billets d'avion est une excellente formule. C'est bien que la France lance le mouvement. Mais il faut savoir que, en matière de santé - une priorité affichée par la communauté internationale -, la course est perdue d'avance si l'on se contente de soigner les malades. C'est statistique. Ce qui est important, c'est la prévention.
Parmi les multiples priorités de l'Afrique, quelle est la première ?
Les infrastructures sont « la » priorité, sans l'ombre d'un doute. Je suis keynésien. Les grands travaux donnent du travail et ils sont indispensables à notre développement. Sans routes, vous ne pouvez pas transporter un malade, un écolier. Si vous voulez développer la production dans le monde rural, il faut pouvoir transporter les produits au marché ou au port. Faites-nous des routes, des pistes ! Mais il existe tellement de préjugés contre les infrastructures... On pense tout de suite mauvaise gouvernance. Aujourd'hui, pourtant, la Banque mondiale et l'Union européenne se disent persuadées de l'importance des infrastructures pour l'Afrique. Mais s'il y a unanimité, il n'y a pas encore de financements. Et c'est de notre faute, car nous n'avons pas su les mobiliser.
La Chine fait une entrée en force en Afrique. Est-ce une nouvelle source d'investissements intéressante pour le continent ?
Les lois du marché, que les marxistes ont voulu nier, existent. De même que la rationalité du consommateur : si vous avez le choix, vous achetez le meilleur et le moins cher. Et avec la mondialisation, les portes sont grandes ouvertes. Voilà pourquoi les entreprises chinoises assurent environ la moitié des chantiers en cours au Sénégal. Un exemple. La Banque mondiale finance, au Sénégal, l'autoroute à péage de Dakar. Les entreprises présentes dans mon pays forment un oligopole et font la loi : le kilomètre de route coûte deux fois plus cher à Dakar qu'au Maroc. Au moment où nous avons lancé l'appel d'offres, deux groupes se sont présentés : Fougerolles, une grande entreprise française, et la CSE, une entreprise sénégalaise. Croyant que ces entreprises étaient seules sur le marché, Fougerolles a présenté une offre de 39 milliards de francs CFA. La CSE, quant à elle, s'est associée à une entreprise chinoise et a proposé pour la même autoroute, le même cahier des charges, 23 milliards. Ce projet l'a, bien sûr, emporté...
Les Indiens sont aussi très actifs. Pour exploiter notre minerai de fer, le groupe Mittal a mis 1 milliard sur la table. Ils construisent le chemin de fer et un nouveau port d'exportation. J'ai aussi demandé qu'ils construisent une usine sidérurgique, car je n'aime pas qu'on exporte nos matières premières brutes. Ironie de l'histoire, c'est ici à Paris que mon ministre a signé avec eux. En face, côté français, je sens l'indifférence.
La France et l'Europe ont tort de se détourner de l'Afrique ?
Je comprends l'engagement de la France en Europe. Mais je ne comprends pas la stratégie européenne. Si l'on se projette dans l'avenir, les Etats-Unis, la Chine, l'Inde et peut-être le Brésil feront partie des grandes puissances. Dans sa configuration actuelle, l'Europe n'a le potentiel ni en matières premières ni en hommes pour y figurer. Comment peut-elle accepter cette situation ? Personne ne tient compte de l'intérêt à développer un axe avec l'Afrique, où l'inventaire des ressources est loin d'être terminé. Les entreprises européennes devraient penser à délocaliser certaines activités en Afrique, où la main-d'oeuvre est moins chère. On peut aussi imaginer une politique de grands travaux sur le continent, financée par les budgets européens. Les équipements seraient achetés en Europe. Les entreprises qui construiraient ces routes seraient européennes. Elles pourraient sous-traiter en partie à nos entreprises locales. Tout le monde y gagnerait. Le niveau de vie en Afrique et les économies européennes.
Vous plaidez pour des investissements étrangers. L'Afrique ne souffre-t-elle pas surtout d'un manque d'entrepreneurs, de son incapacité à canaliser un vrai potentiel d'épargne ?
En Afrique, les gens ne font toujours pas confiance aux banques. Il faut pour cela toute une éducation. Certains ont des moyens, beaucoup de moyens. Mais ils ne veulent pas investir dans l'industrie. Nos milliardaires sénégalais, tous analphabètes, sont dans le commerce. C'est ce que j'appelle la « soukisation » de l'économie africaine.
Notre diaspora gagne aussi de l'argent. Ceux qui ont émigré en France, s'ils subissent toutes sortes de privations, c'est pour envoyer de l'argent chez eux. Et construire des maisons. C'est un peu comme cela dans toute l'Afrique.
N'est-ce pas aussi un problème d'éducation ? Les pays en développement se heurtent souvent à un phénomène de jeunes diplômés au chômage et, en bas de l'échelle, à l'analphabétisme...
Je ne suis pas certain que les Africains appréhendent bien le rôle de l'éducation. Avec 40 % de son budget, le Sénégal est le pays qui consacre le plus à l'éducation en Afrique. J'ai choisi de donner des bourses et de privilégier la formation des cadres du futur. Mais je me heurte à l'exode des cerveaux. Nos cadres boursiers restent en Europe. A tel point que je suis en train de réviser le système. Nous n'avons pas, par exemple, besoin de médecins qui soient formés durant sept ans. La France est l'un des rares pays à imposer une telle durée d'études. C'est du luxe. Je compte former des médecins au Sénégal sur des cycles plus courts, de telle sorte que leur diplôme ne sera pas valable en France. Une rude bataille à mener.
A l'autre bout de la chaîne, j'ai lancé l'idée de la « case des tout-petits ». On y reçoit les enfants de 2 à 6 ans. On leur donne des jeux éducatifs. Cela coûte très cher, mais je vous assure que nous sommes en train de former une nouvelle génération. Le père ou la mère vient chaque jour raconter une légende africaine, rattacher les tout-petits à leur culture. Moi, j'ai de ces légendes plein la tête et cela me guide dans la vie. L'Unesco a déclaré ce projet « universel ». Le Mali l'a adopté.
Vous voulez lancer aussi l'Université du futur. De quoi s'agit-il ?
Il n'y a pas de meilleure façon d'endiguer la fuite des cerveaux que de former nos jeunes en Afrique.C'est l'objet de l'Université du futur. J'ai sélectionné dans le monde les universités les plus compétentes dans l'agriculture, le management, le marketing, des secteurs qui offrent des débouchés. Car l'Afrique n'a pas de place pour les sociologues, les géographes, les philosophes. Grâce aux nouvelles technologies de l'information, nos étudiants suivront les cours d'Harvard ou du MIT en temps réel. Et, à la fin de l'année, ils auront le diplôme de ces grandes universités. Ouverte à tous les Africains, cette Université du futur devrait sélectionner 2.500 étudiants bilingues. Ce projet a été applaudi par le G8. Mais personne n'a encore mis un dollar.
Votre pays accueillera l'an prochain l'Organisation de la conférence islamique. Le continent africain est-il un théâtre potentiel de guerres de religion ?
Au Sénégal, les religions cohabitent pacifiquement. Mais il est vrai que, dans d'autres pays, des confrontations peuvent exister. Au Nigeria, il y a un fondamentalisme musulman ; en Ouganda, un fondamentalisme chrétien. De manière générale, je crois que nous pouvons éviter un choc frontal si nous en avons la volonté politique. J'ai lancé, à la tribune des Nations unies, l'idée d'un sommet islamo-chrétien réunissant les chefs d'Etat et de gouvernement en même temps que la réunion de l'Organisation de la conférence islamique. Ce dialogue islamo-chrétien devrait les amener à lancer un message très clair aux générations actuelles et futures pour une compréhension mutuelle, la tolérance. Si je réussis, ce sera une grande première. Mais il appartient aussi aux intellectuels chrétiens et musulmans de relayer cet appel.
PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOISE CROUÏGNEAU ET LAURENCE TOVI
Note(s) :
(1) « Abdoulaye Wade, sa pensée économique. L'Afrique reprend l'initiative », par Mamadou Alpha Barry, éditions Hachette.