LA FILLE DE MUSTAPHA TLASS
Enquête
Les dîners de madame Ojjeh
LE MONDE | 02.10.06 | 15h40 • Mis à jour le 02.10.06 | 15h40
Longtemps, elle a organisé ses dîners place des Etats-Unis, dans le 16e
arrondissement de Paris. Elle a cédé l'hôtel particulier de Marie-Laure de
Noailles à la célèbre maison Baccarat, mais continue à recevoir avenue
Henri-Martin dans son nouveau chez-elle, le Paris qui compte.
On se presse chez cette femme de 46 ans, riche, cultivée et vive, qui fut,
pour certains, "la plus belle femme du Moyen-Orient". Patrons et financiers,
comme Jean-Marie Messier ou Alain Minc, écrivains, mais aussi hommes politiques,
comme Dominique de Villepin, se rencontrent chez la fille de l'ex-ministre
syrien de la défense, le général Tlass. En 2003, alors ministre des affaires
étrangères, Dominique de Villepin y a fêté son cinquantième anniversaire sur une
nappe spécialement imprimée de maximes napoléniennes.
Nahed Ojjeh est l'un de ces personnages mystérieux de la République que les
puissants connaissent, mais sur laquelle on n'écrit jamais rien. Son statut
diplomatique syrien, décliné sur la plaque d'immatriculation de sa limousine,
fait le reste. Il la protège de la curiosité publique autant qu'un agent secret.
Le nom de cette prodigue mécène parisienne, riche d'une "cinquantaine de
millions d'euros", selon un banquier du Moyen-Orient, n'apparaît que
furtivement, ici et là, au détour d'une vente de tableaux, d'un catalogue
d'exposition, d'un gala de charité.
Parce que son père fut, jusqu'à l'an passé, l'une des autorités de tutelle des
services secrets syriens, parce que son mari, Akram Ojjeh - mort en 1991 -,
s'était imposé comme un incontournable intermédiaire dans les ventes d'armes
entre Paris et Riyad, on ne s'épanche guère sur Nahed Ojjeh. Elle voit, mais ne
se montre pas. "Depuis 1860, la France a toujours eu ses "belles étrangères".
Elle, c'est l'Orientale, la "sultane", dont les fastes séduisent les puissants,
une sorte de reine du sérail", sourit l'un de ses amis. Curieusement, très rares
sont ceux qui, parmi ses nombreux invités, acceptent de parler à visage
découvert. "Cette discrétion est peut-être l'une des conditions pour réussir les
missions qu'elle s'est assignées", avance le chercheur Gilles Kepel, islamologue
à Sciences Po.
Dans les 3 000 m2 de l'hôtel particulier du 11, place des Etats-Unis, les
invités s'extasiaient sur Le Pont de Trinquetaille, de Van Gogh, le Coucher de
soleil à Lavacourt de Monet, un Renoir, un Pissarro, un Sisley, un Boudin, Mère
et enfant aux fleurs de Picasso. Ils se souviennent tous d'une étude du célèbre
Verrou de Fragonard et d'une commode Louis XVI signée Carlin et Weisweller, et
vendues chez Christie's, en 1999, pour être remplacées par d'autres trésors.
Rares, en revanche, sont ceux qui s'attardent sur le portrait, accroché sur un
pan de mur, de son général de père.
Pilier du parti Baas et du régime encore en place depuis le coup d'Etat
d'Hafez Al-Assad, en 1970, Mustafa Tlass jouit en effet d'une sulfureuse
réputation. Avide de respectabilité occidentale, auteur de petits poèmes sur ses
deux idoles, Jeane Manson et Gina Lollobrigida, ce fils de paysan - exécuteur
par fonction du massacre des Frères musulmans insurgés en 1982 à Hama - a
toujours rêvé de se voir consacré par l'Université française. En vain.
En 1986, alors qu'il prépare une thèse de polémologie à la Sorbonne, la presse
exhume un texte de lui, gros pavé d'un antisémitisme primaire. La soutenance est
annulée. En 1999, alors qu'il se prépare à plancher sur "l'isthme syrien",
Boutros Boutros-Ghali et André Bourgey, ex-directeur du Centre d'études et de
recherche sur le Moyen-Orient contemporain de Beyrouth, démissionnent du jury :
l'élève vient d'insulter Yasser Arafat, chef de l'OLP et ennemi juré de la Syrie
depuis le milieu des années 1970 et la guerre civile au Liban.
Chez nous, il y a des gens qui vous racontent l'histoire de France et la
connaissent mieux que vous", note un Syrien. Nahed Ojjeh, née à Alep dans une
grand famille francophile, est de ceux-là. A Damas, puis à Paris, elle n'a
fréquenté que des écoles françaises. A la maison, elle joue au backgammon,
s'éprend des romans d'Alexandre Dumas et se lance dans les grands classiques
français de la bibliothèque paternelle. Vive, intelligente, elle est un superbe
parti, et s'apprête à convoler avec Mansour Ojjeh, fils d'Akram, milliardaire
franco-saoudien d'origine syrienne. Le jeune homme la présente à son père.
Erreur fatale. C'est Ojjeh senior qui épousera la jeune fille en 1978. Elle a 18
ans, lui 60.
Comme son ami Samir Traboulsi, comme les trois frères Al-Fayed de Londres,
Akram Ojjeh incarne cette génération de commissionnaires de haute volée et de
princes du bakchich qui, durant les années 1970 marquées par deux chocs
pétroliers, bâtissent des fortunes colossales en s'installant opportunément à la
croisée de la diplomatie, du "renseignement" et des affaires. Thomson-CSF,
Matra, Dassault : Ojjeh est de tous les gros contrats. Au début des années 1970,
Akram Ojjeh avait signé avec Hugues de l'Estoile, alors directeur de l'armement,
un accord leur réservant une commission de 7 % chacun sur toutes les ventes
d'armement de Paris à Riyad.
La France ne sait plus quoi faire pour remercier ces intermédiaires si
efficaces. Chevalier de la Légion d'honneur en 1950, sous Vincent Auriol, Akram
Ojjeh est promu officier en 1974 par Valéry Giscard d'Estaing, puis reçoit en
1983 sa cravate de commandeur des mains de Charles Hernu. Les photos des trois
cérémonies décoraient son bureau, se souviennent les visiteurs.
Jusqu'au milieu des années 1980, Nahed Ojjeh passe plus de temps auprès de son
père, à Damas, que de son époux, qui vole de Riyad à Paris. Mais voilà que,
après des négociations pour la libération des otages du Liban, elle flirte avec
le pouvoir et se lie avec le ministre des affaires étrangères, Roland Dumas.
"Elle devient un personnage de Paris", raconte un ami. Elle "reçoit" plusieurs
fois par semaine dans son hôtel particulier, celui-là même où Marie-Laure de
Noailles accueillait toute l'avant-garde politique et artistique des années 1920
et 1930 - communistes, surréalistes ou cubistes "alanguis dans cette hospitalité
que le cadre rendait presque irréelle", disait Francis Poulenc.
La comparaison s'arrête là. Nahed Ojjeh a des goûts plus classiques. Chez
elle, ni Michel Houellebecq ni Christine Angot, mais François Nourissier, Jean
d'Ormesson ou Pierre Combescot, hôtes bien élevés et jamais en manque de jolis
mots et d'anecdotes. Pas d'altermondialistes non plus, mais les cercles du
pouvoir. " Elle a pénétré tous les milieux politiques, des balladuriens aux
fabiusiens. Au fond, il n'y a que la jospinie qu'elle n'ait pas réussi à
séduire", raconte un habitué de ces agapes.
Pour les invités de marque, le couvert est installé en sous-sol, dans les
anciennes cuisines, devant un bassin à la romaine, où conduisait directement
l'ascenseur. "Un décor des Mille et Une Nuits. Je me souviens que Gilles Ménage,
directeur du cabinet de François Mitterrand, s'était fait prendre en photo
devant la piscine", raconte un habitué, en cour il y a quelques années. Tout y
est toujours parfait. "Elle a servi chez elle des sushis et des macarons Pierre
Hermé avant tout le monde", se souvient un convive éditeur. Un jour que Pierre
Bénichou, du Nouvel Observateur, explique que son vin préféré est le La Tache,
elle glisse : "Mais je crois que nous en avons !" Quelques minutes plus tard, le
maître d'hôtel présente à ses hôtes quatre bouteilles de ce bourgogne de la
Romanée-Conti, très cher et introuvable.
Chez elle, on parle des bruits qui agitent Paris, des murmures de la
littérature, de l'agitation du monde en général : pour évoquer plus sérieusement
le Moyen-Orient, cette très bonne spécialiste de géopolitique préfère se
promener ou prendre le thé avec le journaliste et essayiste Alexandre Adler.
"C'est toujours très bien fait, à l'ancienne, confirme un patron. Les plans de
table et les invitations sont conçus de telle sorte qu'on ne rencontre jamais de
gens qui pourraient vous gêner." Malgré ses tenues près du corps, ses pantalons
en cuir joliment ajustés, ses invités la voient davantage comme une princesse de
Guermantes qu'une Madame Verdurin. "Elle est beaucoup plus fine qu'Odette !, se
récrie ainsi un écrivain. Je la devine plutôt comme un personnage échappé d'un
roman de Pierre Benoit."
Aux scientifiques, aux professeurs de médecine, aux hommes de pouvoir, comme
Albert Frère ou Antoine Bernheim, s'ajoutent, au milieu des années 1990, les
"amis de Franz" (Franz-Olivier Giesbert), comme disent ces derniers. Pendant
quatre ans, l'actuel patron du Point et la jeune Syrienne, libres l'un et
l'autre, ne cachent leur liaison à personne. Les amis, écrivains, éditeurs,
journalistes, sont invités chez Nahed Ojjeh. "Franz recevait avec flegme,
plaisantant comme pour cacher une petite gêne devant tout cet argent", sourit un
avocat. "C'est lorsqu'il a passé ces quatre ans avec elle qu'il a écrit ses
meilleurs livres : elle avait pour lui l'intransigeance d'une Elsa Triolet avec
Aragon", s'enthousiasme un ami de "FOG" en citant Le Sieur Dieu, roman publié en
1998 chez Grasset.
Avec lui, elle rencontre ceux qu'elle ne connaissait pas encore dans le Paris
qui décide. A table, Nicolas Sarkozy converse avec le financier Marc Ladreit de
Lacharrière et plusieurs "tsars" du CAC 40. Quand, en 2001, elle prend le
contrôle du prestigieux club d'échecs parisien Caïssa, en le rebaptisant NAO -
pour Nahed Ojjeh Chess Club - et en le dotant d'un budget de 500 000 euros,
Dominique Strauss-Kahn en est membre. "Mon objectif est de faire de la France,
mon pays d'adoption, une grande nation des échecs, égale aux pays de l'Est",
déclare-t-elle.
Toute à sa nouvelle passion, elle convie chez elle, avenue Henri-Martin, les
plus grands champions. Un soir, le champion du monde Vladimir Kramnik arrive
tard, mal coiffé à son goût. Bonne âme, elle convoque illico pour lui son
coiffeur. Hélas, en septembre 2006, après quatre Coupes de France et deux
victoires remportées au prestigieux championnat d'Europe, elle laisse tomber les
échecs. "Le club avait fini de l'amuser", avance un proche.
Car la maîtresse de maison est joueuse. Un jour qu'elle avait convié des hôtes
à dîner, elle n'apparaît pas à table : "Elle dînait en tête à tête, dans une
autre salle, avec Jean-Marie Messier, qui raffolait de sa compagnie", assure un
invité admiratif. Un autre jour, Nahed Ojjeh convie tous ses invités avenue
Henri-Martin, pour Noël. "Une scène à la Buñuel", raconte un convive. On
l'attend. Pour faire passer le temps, on admire les piranhas de l'aquarium
d'Akram Ojjeh junior, le fils qu'elle a eu avec Akram, puis on finit par dîner
sans elle. "Il devait y avoir des caméras dans l'appartement. On a servi
d'alibi", raconte aujourd'hui un éditeur en riant. Dominique de Villepin n'avait
que moyennement apprécié la plaisanterie. "On s'est fait piéger", avait-il
bougonné dans l'ascenseur.
De ses activités dans le monde des affaires, on ne sait pas grand-chose. En
juillet 2003, elle rachetait en Bourse 11 % du capital du groupe britannique de
publicité Cordiant. Elle refuse de confirmer qu'elle a été ou est encore
actionnaire de Publicis.
Amie des arts et lettres, elle préfère que l'on parle de la - généreuse -
mécène qu'elle est aussi. C'est elle qui a fait restaurer l'intérieur du domaine
de Chantilly et le Musée de Condé, elle qui a multiplié les donations au Louvre,
elle qui a sponsorisé l'exposition du centenaire de la naissance de Jean-Paul
Sartre, elle qui a permis le rachat par la Bibliothèque nationale de France des
neuf volumes des Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand, en 2000. Et c'est
encore elle qui aidera la BNF à racheter, pour 11 millions de francs, les 876
feuillets rédigés à l'encre bleu-noir et rangés dans un boîte en peau de porc du
Voyage au bout de la nuit, de Céline.
Elle se dit "militante de la paix" au Proche-Orient et "fière" d'avoir soutenu
l'initiative du Livre international de la paix édité par l'Unesco. Elle est
l'une des généreuses donatrices de l'Institut Pasteur-Weizmann, pour lequel elle
participe à des colloques, aidant l'hôpital Hadassa de Jérusalem dans sa
recherche sur les maladies orphelines. Elle demande, on la reçoit. Y compris
Shimon Pérès. "Qu'elle fasse un peu de renseignement, peut-être, sourit un
géopoliticien. Mais avec son statut diplomatique, ne payant pas d'impôts en
France, elle peut être sensible aux pressions. Elle est surtout très curieuse.
Elle a compris qu'à Paris on rencontre d'excellents connaisseurs et de très bons
relais d'Israël. Elle connaît très bien les acteurs de la région. Elle a
l'esprit très ouvert."
Nahed Ojjeh semble courir après quelque chose. Les Mémoires universitaires que
son père n'a pu soutenir, elle les défend toute seule, pour la gloire, à
Paris-V. Diplômée de philosophie, titulaire d'une maîtrise de psychologie, elle
obtient en 1996 un DEA de prospective internationale sur "Hitler 1920-1933,
papiers français". Il y a quatre ans, elle est devenue docteur ès sciences
politiques, en planchant sur "Les méfaits de la mondialisation dans les pays du
tiers-monde" -, thèse qu'elle a rêvé, sans succès, de soutenir dans la plus
parisienne des écoles, Sciences Po. Comme si, en multipliant les diplômes
français et en tenant salon à Paris, l'ambassadrice officieuse de la Syrie
tentait de gommer la mauvaise réputation de son gouvernement, et de rompre, à sa
manière, son isolement diplomatique.
Ariane Chemin