http://www.lepoint.fr/france/document.html?did=164629
Edgar Morin répond à ses détracteurs
Propos recueillis par François Dufay
Condamné par la cour de Versailles, le 26 mai, à verser 1 euro symbolique de
dommages et intérêts aux associations France Israël et Avocats sans frontières,
le philosophe et sociologue réfute les accusations portées contre lui.
Le Point : Vous contestez votre condamnation pour « diffamation raciale » pour
une tribune sur Israël cosignée dans « Le Monde » en 2002 avec Sami Naïr et
Danielle Sallenave. Une pétition de soutien en votre faveur circule, signée par
de nombreux intellectuels...
Edgar Morin : Je ne conteste pas ce jugement, je le subis. Notre article
s'inquiétait du « cancer » issu du conflit israélo-palestinien, et des
métastases qu'il répand jusque chez nous, sous forme d'arabophobie et de
judéophobie. La situation est à la fois simple et complexe ; simple, dans le
sens où il y a d'un côté des forts et de l'autre des faibles, des occupants et
des occupés ; complexe, parce qu'Israël porte en lui une angoisse du passé
(Auschwitz, le rejet arabe des premiers temps) et une angoisse du futur (son
isolement dans le Moyen-Orient). L'article, comme tout ce que j'écris, témoigne
d'une volonté de complexité, c'est-à-dire de montrer les différentes faces du
problème. Je trouve très regrettable qu'on ait sorti deux fragments isolés de
leur contexte, ce qui permet une interprétation contraire à la pensée des
auteurs.
Vous voilà soupçonné d'antisémitisme...
A côté d'un résidu antisémite, héritier de Drumont et de Maurras, d'un
antijudaïsme archaïque aux racines inconscientes - que j'ai débusqué en étudiant
la rumeur d'Orléans - et d'un nouvel antijudaïsme attisé par le conflit
moyen-oriental, il existe aussi un antisémitisme imaginaire. Le spectacle de la
brutale répression israélienne et des victimes palestiniennes offense chez de
nombreux juifs une image où ils se reconnaissaient : celle du juif victime
(Auschwitz), celle du juif fertilisateur d'une terre sans peuple, celle de David
abattant Goliath (les puissances arabes). Comme les médias montrent que les
rôles sont renversés avec les Palestiniens, ils croient que les médias sont
antisémites. D'où les attaques comme celles que je subis. Comme, de plus, notre
article s'étonne douloureusement que l'expérience des souffrances passées n'ait
pas donné à Israël la conscience des souffrances qu'il inflige aux Palestiniens,
cela a aggravé mon cas.
Mais vous allez jusqu'à décrire les Israéliens comme « un peuple méprisant ayant
satisfaction à humilier »...
Ce passage isolé supprime l'idée maîtresse de sa phrase, qui est la
transformation en Israël « du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire
de l'humanité » ; cet isolement occulte que la même phrase signale qu'une «
admirable minorité », comme en France pendant la guerre d'Algérie, s'oppose à la
répression. Et il est écrit dans le même paragraphe : « Cette logique du mépris
et de l'humiliation, elle n'est pas le propre des Israéliens, elle est le propre
de toutes les occupations... » N'oublions pas que les Algériens colonisés
étaient traités en « bicots » et « melons ». Les témoins ont rapporté les
incessantes manifestations de mépris, les multiples humiliations subies aux
contrôles, dans les maisons, dans les rues, les brimades infligées aux
Palestiniens, comme les hommes âgés obligés par les soldats de Tsahal de se
déshabiller devant leurs enfants.
Vos détracteurs vous voient comme un « juif honteux »...
C'est grotesque, alors que j'ai consacré un livre, « Vidal et les siens », à ma
famille de juifs d'origine espagnole ! Pour moi, juif est un adjectif, pas un
substantif. Je me sens français, méditerranéen, européen, citoyen du monde, et
juif. « Juif » est un des traits qui me caractérisent, pas ma substance. Je me
verrais plutôt comme un héritier de deux marranes :l'un, Montaigne, qui
dépassait le judaïsme et le christianisme par son scepticisme ; l'autre,
Spinoza, excommunié par la synagogue d'Amsterdam...