La Presse
Plus, dimanche 16 avril 2006, p. ACTUEL10

Des nouvelles du monde

Sois stage et tais toi

Gruda, Agnès

D'abord il y a eu Bettina Richter, jeune diplômée en économie d'entreprise qui en a eu assez de travailler pour rien. Comme des milliers de ses compatriotes, cette Allemande de 27 ans était incapable de trouver un emploi rémunéré et vivotait de stage en stage.

L'an dernier, Bettina Richter a intenté une poursuite contre l'entreprise où elle avait fait une demande d'emploi en bonne et due forme et qui l'avait cantonnée dans un rôle de stagiaire sans salaire. Surprise: l'entreprise a été condamnée à verser rétroactivement un demi-salaire à la jeune femme. Bettina Richter a depuis fondé une organisation qui défend les droits des jeunes diplômés, Fairwork. Et elle est devenue l'héroïne de toute une génération d'Allemands.

Puis, il y a eu "Cathy", une Française spécialisée en gestion de projets culturels. À 32 ans, elle avait déjà huit stages non payés à inscrire dans son curriculum vitae. Mais pas un seul vrai emploi. Quand elle a appris que son neuvième stage allait être retardé de plusieurs mois, le temps pour l'entreprise de profiter des services d'un autre stagiaire qui n'avait, lui non plus, aucune chance d'être embauché, elle a explosé.

Sous son pseudonyme anglo-saxon, Cathy a déversé sa colère sur Internet, appelant tous les stagiaires de son pays à déclencher une grève générale. Et à faire un gros pied de nez à ces entreprises qui se servent d'eux comme main-d'oeuvre bon marché, à jeter après usage.

La grève n'a pas eu lieu, mais son appel a provoqué un véritable feu de brousse chez les jeunes Français tenus, comme elle, à l'écart du marché du travail. Résultat: Génération précaire, un collectif qui, comme Fairwork en Allemagne, défend les droits des stagiaires.

Début avril, au moment même où les grèves contre le "contrat de première embauche" (CPE) embrasaient la France, des jeunes incapables de décrocher quelque contrat que ce soit ont tenu quelques manifs timides à Paris et à Berlin.

Ces actions ont été éclipsées par la révolte contre le CPE. Elles n'en expriment pas moins le malaise de toute une génération européenne, désormais rassemblée sous le nom de Génération P.

Pour l'instant, Génération P a des ramifications en France, en Allemagne, en Belgique, en Autriche. Elle canalise les frustrations de ces jeunes adultes qui approchent du cap de la trentaine, quand ils ne l'ont pas déjà franchi. Ils sont bardés de diplômes, parlent plusieurs langues. Mais, sur le plan pratique, ils vivent toujours une vie d'adolescents attardés. Pas par choix, mais par incapacité à s'insérer dans un marché du travail qui ne leur fait aucune place.

Incapables de payer un loyer, ils vivent avec des colocs et dépendent financièrement de leurs parents. Ils forment une armée de soldats prêts à tout pour décrocher un vrai poste dans une vraie entreprise. Une armée d'infanterie légère, utilisable sans contraintes et sans obligations.

En France seulement, il y aurait bon an mal 800 000 de ces stagiaires, estime le Conseil économique et social français. Selon une classification tirée du livre Sois stage et tais-toi, un brûlot collectif que vient de lancer Génération précaire, ils font tantôt des stages "photocopies", où ils sont cantonnés à des tâches subalternes qui ne leur apprennent rien, tantôt des stages "emploi déguisé", où ils assument, à bas prix, les responsabilités d'un salarié.

Ces stagiaires peuvent représenter une bouffée d'oxygène pour les employeurs soumis à des réglementations étouffantes. Mais la pratique crée aussi d'importants effets pervers, avertit Jean-Marie Chevalier, professeur d'économie à l'Université Paris Dauphine, qui a préfacé le livre.

Parmi ces effets: la dévalorisation des diplômes et la banalisation du travail gratuit. Autre effet pervers: comme ces stages ne sont pas encadrés et que leur valeur n'est jamais validée, ils ne pèsent pas bien lourd dans un CV.

Mais il y a une autre conséquence, démographique celle-là, à retarder ainsi l'horloge professionnelle de ces jeunes adultes. C'est que l'horloge biologique, elle, n'a pas suivi. Elle s'emballe toujours au tournant de la trentaine. Mais comment envisager de fonder une famille quand, à 30 ans et des poussières, on ne parvient même pas à payer un loyer?

"Nous envoyons à nos jeunes des signaux qui pourraient difficilement être plus contradictoires. Nous n'avons pas d'emplois à leur offrir, mais nous leur demandons de faire rapidement beaucoup d'enfants", s'inquiétait récemment le journal allemand Die Zeit.

Pas étonnant que cet appel à procréer tombe dans le vide.

agruda@lapresse.ca


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Sois stage et tais toi, pour en finir avec l'exploitation des stagiaires. Ouvrage publié le 13 avril dernier aux éditions La Découverte, par le collectif Génération précaire.