L'Actualité, no. Vol :17 No:16
15 octobre 1992, p. 45
USA 92: un duel de générations
L'Amérique en raccourci
Instantanés
Rioux, Christian
Races: Prisonniers du ghetto
De nombreux Noirs se croient vraiment victimes d'une « solution finale » à l'américaine.
Dans un vidéo-clip du groupe Public Enemy, les rappeurs sont entourés de militaires noirs chargés de combattre les « démons blancs ». L'image ferait sourire si une part importante de la population noire américaine ne prenait la chanson au pied de la lettre.
Près de 40 % des Noirs américains croient en effet, selon un sondage Gallup, qu'il existe un complot blanc visant à éliminer leur communauté. Même que, selon le New York Times, 13 % soupçonnent les Blancs d'avoir créé le virus du sida en laboratoire pour les décimer !
Les taux d'homicide et d'incarcération des jeunes hommes noirs, qui atteignent des niveaux records (à Washington, un jeune Noir sur deux a maille à partir avec la justice), ainsi que la prolifération de la drogue et des armes dans les quartiers noirs sont interprétés comme autant d'indices pour soutenir la thèse. « Nous n'avons pas d'avion pour amener la cocaïne de Colombie, nous n'avons pas d'usines d'armes. Ces choses-là n'arrivent pas chez nous par hasard », expliquait un personnage du film à succès Boy Z N The Hood.
Les versions du supposé « plan » varient, et elles sont répandues par des leaders extrémistes noirs, notamment Louis Farrakhan de Nation of Islam. A New York, le révérend Al Sharpton, que l'on retrouve au centre de toutes les controverses raciales de la ville, et que le Wall Street Journal n'hésite pas à comparer à Saddam Hussein, s'en fait le colporteur. « Si le complot n'existe pas en théorie, il existe dans les faits », dit-il, dans son bureau situé au fond d'une maison délabrée de Brooklyn. Dehors, des ruines surmontées de nombreuses cordes à linge rappellent les émeutes des années 60. Le révérend Sharpton, qui fait cet automne campagne au Sénat, explique que les sénateurs blancs complotent pour écarter les candidats noirs.
Même des universitaires croient à cette thèse. Entre un buste de Nefertiti (une Noire, selon les partisans de « l'afrocentrisme ») et un poster de Malcolm X (leader assassiné en 1968), le professeur Leonard Jeffries, directeur du Département d'études africaines du City College of New York divise l'humanité entre « les peuples de la glace » et « les peuples du soleil ». Les premiers (Européens) seraient agressifs, guerriers et expansionnistes, les seconds (Africains) seraient doux et compréhensifs. Il explique à L'actualité que « le système d'oppression institutionnalisé pour maintenir la suprématie blanche est né d'une conspiration. Ce système s'applique aux Noirs, comme aux Mohawk du Canada. »Leonard Jeffries dénonce aussi la « conspiration » d'Hollywood, qui fait preuve de racisme envers les Noirs.
Le complot est aussi une forme exacerbée de la notion de victime. Des intellectuels noirs s'élèvent contre cette notion, notamment Shelby Steele, qui y voit un frein à l'avancement de sa communauté.
« Jusqu'à maintenant, nous avons tiré beaucoup de force et d'autorité morale de notre expérience de victime, de l'esclavage à la discrimination, explique-t-il. 52 Cela a engendré des réformes sociales, mais nous a amenés à négliger la responsabilité individuelle. C'est une chose d'être une victime, c'en est une autre de s'en faire une identité.»
Illustration(s) :
Al Sharpton, au centre des controverses raciales de New York.