L'Actualité, no. Vol: 29 No: 3
1 mars 2004, p. 77
Les Livres
Noire, l'Afrique
Le continent africain s'enfonce dans le malheur et les catastrophes. Le journaliste Stephen Smith se demande si l'Afrique n'est pas la première responsable de son propre suicide.
Godbout, Jacques
L'Afrique se meurt, faut-il le taire? Toute vérité est-elle bonne à dire? "Mal partie", comme l'écrivait René Dumont en 1962, l'Afrique noire s'est échouée 40 ans plus tard. Elle coule. La région au sud du Sahara est la seule au monde où l'espérance de vie régresse, se situant à 38 ans, soit l'exacte moitié de l'espérance occidentale. Et encore faut-il faire une confiance aveugle à des statistiques incertaines, puisque la majorité des 48 pays qui s'y trouvent n'a aucun registre d'état civil. En fait, de nombreuses contrées africaines n'ont pas même d'État, malgré leurs ambassades à l'étranger.
Le journaliste Stephen Smith, aujourd'hui correspondant du Monde, a parcouru l'Afrique pendant 20 ans et se sent le devoir de rendre compte, dans Négrologie, de ce qu'il décrit comme le seul panafricanisme réel: la douleur. Son livre est un cri, non pas un ouvrage diplomatique, mais un procès à la fois des Africains, qu'il tient pour premiers responsables de leur propre suicide, et des pays riches (dont le Canada), qui les aident à mourir.
"L'Afrique aux Africains!" clament les tenants de la négritude, qui s'imaginent toujours victimes de la colonisation (le soleil des indépendances s'est pourtant levé il y a 40 ans) ou qui expliquent le sous-développement par la ponction de la traite des esclaves, il y a plus de deux siècles. L'esclavage, rappelle Smith, fut d'abord une pratique africaine, et la nouvelle colonisation est le fait des Africains.
Pourquoi, s'interroge l'auteur de Négrologie, les pays africains souverains vendent-ils toujours leur vote, dans les instances internationales, au Japon, à la France, au colonel Kadhafi comme aux deux Chines? Pour obtenir une aide plus souvent nocive qu'utile. Les corrupteurs que nous sommes fréquemment ferment les yeux sur la corruption, car l'Afrique reste ainsi en état de dépendance.
Doit-on encore, demande Stephen Smith, se mordre la langue pour ne pas évoquer le "retard" de l'Afrique, "continent qui n'a inventé ni la roue ni la charrue, qui ignorait la traction animale et tarde toujours à pratiquer la culture irriguée, même dans les bassins fluviaux"? Ce n'est pas le passé qui explique la diffusion du VIH, les milliers d'orphelins du sida, la famine en Éthiopie, les 3,3 millions de victimes de la guerre au Congo-Kinshasa, les 800 000 Tutsis massacrés en 1994 lors du génocide rwandais, les 200 000 Hutus assassinés dans les jungles de l'ex-Zaïre, les 300 000 morts au Burundi, autant en Somalie, toujours à feu et à sang, les victimes de Taylor au Liberia, les estropiés de la Sierra Leone, les tués en Côte-d'Ivoire. Ces guerres d'écorcheurs, menées à la machette et à la kalachnikov, sont le fruit du désespoir d'une jeune génération qui se sait "de trop", analphabète pour plus de la moitié, conscrite, droguée, enrôlée dans des combats pour prendre d'assaut l'"État-magasin", où la famille, le clan, la tribu, l'ethnie du chef trouveront le pactole.
Doit-on s'étonner, demande l'auteur, de la fuite des cerveaux? Du désir des plus entreprenants d'émigrer vers l'Europe ou l'Amérique? Stephen Smith explique avec compétence à quel point les richesses naturelles (pétrole, diamants, métaux) et la position stratégique de l'Afrique noire furent des enjeux essentiels de la guerre froide, qui, lorsqu'elle prit fin, en 1989, laissa un vide soudain qu'aucun roitelet n'avait vu venir. Pendant une dizaine d'années, l'aide à l'Afrique diminua, mais voilà que la guerre au terrorisme et les tensions avec l'Islam ravivent les intérêts politiques, ce qui n'annonce rien de bon pour le berceau de l'humanité, qui est en passe de devenir un véritable mouroir.
Oublions un instant les masses, si cela se peut, pour nous intéresser à un seul Africain, Michael K, le personnage du roman éponyme de J.M. Coetzee, Prix Nobel de littérature en 2003. Né avec un léger bec-de-lièvre, d'un père vite disparu et d'une mère femme de ménage, Michael a été placé dans un orphelinat, où il fut traité comme une bête, avant de trouver un emploi de jardinier dans un parc public du Cap. Silencieux et solitaire, Michael K n'avait qu'un but dans la vie: retrouver le lopin de terre natale, où répandre les cendres de sa mère.
Le jardinier s'en ira à pied sur les routes de l'Afrique du Sud, puis par monts et par vaux, pris dans la tourmente de conflits armés entre les troupes gouvernementales et des bandes révolutionnaires. Arrêté sous un faux prétexte, K est placé dans un camp de travail, dont il réussit à se sauver. Jardinier du fond des âges, Michael ne rêve que de semer des graines de potiron dans une terre qu'il ne pourra irriguer parce que le puits en a été miné. Coetzee décrit avec un talent hallucinant la longue désespérance de cet Africain, dont il ne nous dira jamais la couleur de la peau, mais le gris intégral de sa vie.
"Tu es précieux, Michael, à ta façon; tu es le dernier de ton espèce...", lui dit un médecin qui l'envie de ne pas être tombé dans le "chaudron de l'histoire", dans lequel sont broyés les peuples et les idéologies. Néanmoins, ajoute-t-il, "la vérité c'est que tu vas périr obscurément et qu'on va t'enterrer dans une fosse commune".
Le sort de Michael K, c'est celui de la majorité des Noirs africains, même s'ils sont nés dans la nation arc-en-ciel que Mandela a tirée de l'enfer par miracle. Car déjà, nous prévient Stephen Smith, le gouvernement d'Afrique du Sud hésite devant la vérité, choisissant des explications racistes à ses problèmes. "Le pire pour le continent noir n'appartient pas au passé, mais à l'avenir", craint l'auteur de Négrologie, un livre courageux, informé, grand public, à lire en écho au roman Michael K, de l'écrivain génial J.M. Coetzee.
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Négrologie, par Stephen Smith, Calmann-Lévy, 244 p., 29,95$.
Michael K, sa vie, son temps, par J.M. Coetzee, Seuil, coll. "Points", 229 p., 11,95$.
Négrologie
La soumission de si vastes étendues outre-mer n'a été possible qu'en raison de l'important écart de civilisation entre colonisateur et colonisés, ceux-ci ne sont donc pas en retard parce qu'ils sont passés sous le joug colonial - mais l'inverse: ils ont été conquis si aisément, parce qu'ils étaient sous-développés.
Stephen Smith