Traite Négrière Européenne : Nouveaux Discours Révisionnistes
13/07/2004
Depuis les années 90, davantage encore avec l’entrée dans le troisième millénaire chrétien, le statut de l’Afrique dans la reconstruction idéologique occidentale et particulièrement française traverse insidieusement une mue radicale et négationniste relativement à l’histoire des crimes européens contre l’humanité négro-africaine. L’édification de l’Union européenne, réalité et utopie oppositionnelles à l’espace géopolitique nord-américain, la fin du tiers-mondisme, la domination de l’ultralibéralisme et la phobie de la problématique des réparations réordonnent l’échelle des priorités, des peurs, des solidarités, des légitimités, et les discours sur l’Afrique à l’instar de celui sur la Traite négrière européenne, passent par les fourches caudines d’un révisionnisme de bon aloi, rénové et paré des atours de la science, voire de l’humanisme…
La Conférence Mondiale contre le Racisme de Durban en Afrique du Sud en 2001 a été l’accélérateur décisif d’une tendance lourde caractérisant le regard sur leur propre histoire coloniale d’une frange d’intellectuels français et issus des anciens empires européens. Des efforts de modélisation, de propositions de théories contemporaines ou antédiluviennes maquillées se focalisent désormais sur la minoration des crimes contre l’humanité perpétrés sur les populations mélanodermes, la maximisation des responsabilités africaines, et la culture systématique de grappes infectieuses de diversions idéologiques brouillant la question des crimes contre l’humanité dont l’aboutissement logique est le principe inévitable des réparations.
En réaffirmant les crimes contre l’humanité que sont les traites négrières européennes, transsahariennes et le colonialisme, Durban a fait tomber les dernières pudeurs qui inhibaient les relents falsificateurs de bien des chercheurs, penseurs et think-thank européens, la parution d’octobre 2003 de la revue L’Histoire, numéro spécial intitulé La vérité sur l’Esclavage traduit au plus-que-parfait ce tournant révisionniste. Des auteurs et succès de librairies comme Stephen Smith [Négrologie, Calmann-Levy, 2004], chroniqueur alimentaire missionné en action psychologique pour effacer les responsabilités de l’Etat français dans les prédations africaines s’inscrit durablement dans ce catalogue ignominieux, dans un domaine attenant.
En effet, la construction européenne qui a franchit de nouveaux caps d’irréversibilité dans un contexte inédit de concurrence indirecte ou inavouée avec l’ensemble nord-américain, est devenue désormais, en absorbant l’ancien bloc de l’Est, un pôle d’attraction et de gravitation intellectuels européen dominant, relativisant les priorités antérieures à la chute du Mur de Berlin. Ainsi le tiers-mondisme écrasé par l’hyperdomination ultralibérale se meurt-il avec une part de ses illusions de solidarité nord-sud, partiellement reprises par l’altermondialisme cependant axé sur une ligne de démolition de la mondialisation uni-libérale.
L’incrimination des péchés originels du capitalisme, son accumulation primitive par prédation des colonies -enrichissement par paupérisation des masses à la base de l’industrialisation capitaliste-, passent-ils au second voire troisième plan des intérêts des Européens [pro-Europe], prismes ultimes déformant leur vision de la Traite négrière européenne et des crimes européens contre l’humanité. Le joug de l’hyper puissance américaine contribue à bander les énergies vers une réponse à la force de frappe idéologique, économique et militaire des US, ce qui par effet induit pourvoit à la dévalorisation de l’Afrique dans les objets de pensée et d’attention réparatrice européens. Une nouvelle légitimité se fabrique ainsi dans l’infériorisation des tragédies ayant décimé les Négro-Africains, face aux grands enjeux du monde admis sans le dire comme principalement euro-américains et proche-orientaux.
La Traite négrière européenne et sa récente criminalisation en France par la loi Taubira en 2001 est donc devenue le parangon de cette falsification rampante des crimes européens, à mesure que les consciences des Africains et Afrodescendants expriment fermement la nécessité de la réparation du crime reconnu. Précédent emblématique aux Etats-Unis en 2004, des Africains-Américains ont porté plainte contre des entreprises accusées d’avoir contribué au trafic d’esclaves africains, traînant en justice la prestigieuse Lloyd’s, connue pour son implication dans la déportation des Africains aux Amériques. Les FleetBoston et R.J. Reynolds ont également fait l’objet de poursuites judiciaires. Pour l’heure le plus important est moins l’issue des démarches, que le vent matinal d’actes originels inaugurant probablement une longue liste …
Les argumentaires révisionnistes procèdent méthodiquement de plusieurs façons reliées les unes aux autres. Tout d’abord ils sollicitent l’abri d’une caution scientifique en publiant dans des revues considérées sérieuses évitant ainsi aux yeux du public, tout soupçon d’amateurisme. De cette posture voulue protégée, les positions africaines, afro-américaines et caribéennes sont qualifiées d’idéologiques, de passionnelles, ou de dépassées au vu de supposées dernières recherches.
Très subtilement, le numéro d’octobre 2003 de la revue Histoire est révélateur à cet égard, l’univers langagier et lexical des pseudo chercheurs fait volontairement proliférer jusqu’à l’hypertrophie, des mots, termes et idées révisionnistes, avec une garde, un ton faussement neutre : négriers africains, traitants locaux, contrats, captifs contre cotonnades et alcools, négociations, marchandages,…
Baigné dans ces euphémismes ou biais lexicaux, les lecteurs sont emportés dans des séries de minorations quantitatives, réduisant le nombre des déportés africains, de morts sur les côtes, de suicides, de révoltes. Alors que des historiens et démographes africains, européens, africains-américains (M’Bokolo, Diop-Maes,…) proposent une fourchette entre 25 et 30 millions de déportés, on ne parlera plus que de 10 millions, tout au plus 11 millions de déportés dans les grands titres, même si certains articles (Cf. L’Histoire, N°280 op.cit. P.78) pousseront les hypothèses jusqu’à 15 millions de captifs arrivés dans les colonies.
Naturellement le principe de minoration quantitative s’étend à la ponction démographique globale de la traite négrière. La pudeur n’est même plus dans les bonnes manières des universitaires français révisionnistes, ainsi une géographe dont le titre de professeur a tout pour surprendre compte tenu de la légèreté du questionnement, ose l’interrogation : La traite a-t-elle fait le malheur de l’Afrique ? (Op.cit. P. 78-79). Sans citer la moindre source directe, le professeur Sylvie Brunel avance au pifomètre le chiffre d’une population de 80 millions d’habitants en Afrique au début du 17ème siècle, arguant de l’ambiguïté de l’effet de la traite négrière puisque certaines régions ont compensé les ponctions humaines par une espèce de rattrapage démographique ! A ce stade de révisionnisme et de dilettantisme scientifique, c’est la crédibilité même des institutions universitaires qui est en jeu lorsqu’un éminent représentant de l’élite du savoir peut s’enfoncer sans balises dans l’offense caractérisée au bon sens. Des travaux de toute première qualité sur la démographie africaine ont été réalisés entre autres par Maes-Diop, ils montrent que la traite négrière européenne est responsable en Afrique d’une régression démographique de 400 millions d’habitants (Cf. L.M. Diop-Maes, Evolution de la population de l’Afrique Noire du néolithique au milieu du 20ème siècle, Ankh, n°2, avril 1993). On imagine bien la géographe dans sa lancée poser la question en y répondant positivement : La traite négrière a-t-elle fait le bonheur de l’Afrique ? Ou encore La France devrait-elle exiger des intérêts aux Africains pour le niveau de développement apporté par la traite négrière européenne altruiste ?...
L’euphémisation des violences négrières prend un tour cynique, les nouveaux discours révisionnistes n’hésitent pas à faire des bateaux négriers des lieux qui pourraient finalement êtres recommandables. L’alimentation des captifs en cours d’esclavisation y était faite de façon à se rapprocher de leur régime alimentaire habituel (op.cit. P.60), l’acte de vente des Africains ne se fait pas sans une espèce de consentement des captifs, relation inégale mais nulle doute que se produisait une forme de négociation triangulaire entre le marchand, l’acheteur et l’esclave ! Ecrit par un chercheur africain enrôlé dans une initiative bassement négationniste eurocentriste ! (op. cit. P.68).
En surcroît des stratégies lexicales, des minorations quantitatives et de l’euphémisation des déshumanisations sanglantes, l’art de la diversion est encore une des armes les plus redoutables des nouveaux falsificateurs. La traite transsaharienne est mise en avant, et subitement élevée à un degré de publicité médiatique dont l’enjeu est d’occulter les crimes européens contre l’humanité négro-africaine. Le chiffre de 17 millions de déportés africains, donné par l’historien de la traite négrière Pétré-Grenouilleau lui fait dire des négriers musulmans et de leur traite-razzias qu’il s’agit en fait du plus grand trafic d’hommes de l’histoire, pourtant demeuré un épisode méconnu, resté tabou (op.cit. P.48). En d’autres termes «ce n’est presque pas moi mais c’est sûrement le voisin». La stratégie poursuivie consiste à fissurer l’éventuel front de revendications internationales communes qui pourrait sur certains thèmes réunir Africains, Afrodescendants et Musulmans incriminant le racisme anti-arabe et l’islamophobie érigés en politique dominante en Palestine.
La diversion s’étend sur un spectre spatio-temporel voulu très large, confinant à la mythologie, s’enfonçant dans les racines d’un soit disant esclavage en Egypte, malgré les preuves positives du caractère non esclavagiste de la civilisation égyptienne, établies par une égyptologie enfin scientifique -connaissance des hiéroglyphes, des langues africaines, des témoignages des Anciens grecs… Cf. T. Obenga, La Philosophie africaine de la période pharaonique…, l’Harmattan, 1990, J-P. Omotunde, Vérités et Mensonges sur la traite négrière européenne, Menaibuc, 2004).
Couramment annexé à ces stratégies de diversion, l’esclavage moderne et toutes les formes contemporaines de servitudes, qui si elles sont condamnables, n’ont rien à voir avec la traite négrière européenne, crime contre l’humanité de plus de 400 ans, collectivement organisé, produit et imaginé par les sociétés occidentales chrétiennes à leur bénéfice, pour rentabiliser l’exploitation des colonies des Amériques et des Caraïbes, avec pour opérateurs et institutions centrales les Etats européens, l’église catholique, les intellectuels, les grands intérêts privés du négoce et du milieu maritime, de la finance, des assurances, des villes portuaires, de l’économie internationale des plantations.
Pour mieux masquer la phobie des réparations qui taraude bien des mercenaires intellectuels en services commandés par les tenants extrémistes d’une discrimination raciale et raciste dans l’échelle des crimes contre l’humanité, un vrai crime contre l’humanité sonnant consciemment ou non blanc, les nouveaux révisionnistes réduisent les argumentaires de réparations légitimes dès lors que les crimes sont reconnus, à de simples convoitises alimentaires. Confondant fins et moyens, ils postulent l’impossibilité des réparations au prétexte de la complexité de celles-ci, comme si on décidait par principe de ne pas construire une habitation à des Sans-Logements victimes d’expropriation au motif que l’on ignore par avance et sans investigation laquelle des victimes sera dans lequel des appartements…
Le contre-feu des responsabilités africaines est en passe de devenir un poncif de la littérature amnistiante consacrée, les cas d’école du Dahomey et d’Ashanti servent sous toutes les moutures à la monstration du rôle actif des Africains, des Etats africains dans la traite négrière, équivalent à celui des Européens. L’indigence intellectuelle de ces claudications idéologiques tombe pourtant sous le sens. La traite négrière débute au 15ème siècle, les Etats d’Afrique de l’Ouest, Dahomey ou Ashanti dont il est question sont attestés dans le maillage de la traite négrière autour du… 18ème siècle ! A nul endroit sur le sol africain les premiers actes négriers ne sont autre chose que razzias, rapts et enlèvements violents, qui progressivement vont imposer la traite par des courtiers, relais, armées de brigands à la solde des Européens (Cf. Esclavages d’hier et d’aujourd’hui. Actes du colloque de Strasbourg 29 et 30 mai 1998, Histoire et Anthropologie, 1999). Il ne saurait être intelligible d’appréhender un phénomène par ses conséquences, par ses phases ultérieures plutôt que par ses causes, ses sources, son origine. Partout la traite négrière en Afrique démarre dans le sang, puis subvertit progressivement les pouvoirs, les Etats, l’économie africaine qui à bien des égards souvent doit s’y adapter pour tenter d’échapper à la disparition.
De plus les historiens à œillères de la traite oublient que pour les deux Etats africains souvent cités et jetés en pâture médiatique comme négriers, au détour de suspects reportages sur la côte africaine ou sur la religion vaudou très à la mode, le Dahomey et l’Ashanti, des souverains s’opposèrent farouchement à la traite avant d’y être contraints, puis ultérieurement probablement à trouver une raison d’Etat bon gré mal gré à l’admettre. C’est le cas de Trudo Agaja le plus grand roi du Dahomey, qui s’opposa farouchement à la traite des esclaves entre 1724 et 1726, pillant et brûlant les forts européens et les camps de captifs. Plutôt que de traite, il sollicita une assistance technique, fit désespérément appel à des artisans européens pour contribuer à développer son royaume, il envoya à cet effet un ambassadeur en Europe. L’isolement lui fut donné en réponse à son audace, l’étouffant économiquement, montant et armant des voisins rivaux contre lui. C’est de guerre lasse que pour assurer la continuité et la sécurité de son territoire il dût concevoir à échanger des captifs contre armes. Il n’en fut guère autrement de l’Asantehene Poku Ware -souverain Ashanti au 18ème siècle- qui souhaitait une coopération avec les pays d’Europe, rêvant d’installer usines, distilleries dans son pays, la seule réponse qui lui fut apportée fut de pousser son royaume dans la traite négrière (Cf. Walter Rodney, Et l’Europe sous-développa l’Afrique, P.85 ; P. 110).
Le regain d’intérêt pour la traite négrière dans les éditoriaux journalistiques européens et français en particulier est donc une grande partie une offensive rampante destinée à modifier durablement la perception du monde des crimes contre l’humanité perpétrés par les Occidentaux contre les Africains et Afrodescendants. Attendu de cette action psychologique déclinée en milliers de tactiques, créer un rejet intellectuel et psychologique collectifs à l’idée de réparation tout en simulant la mansuétude développementaliste consistant à demander …davantage d’aide pour l’Afrique. Une érudition universitaire dopée par des succès de librairie se consacre à cette démolition raciste de l’idée mise en pratique sur le terrain des droits humains et des crimes contre l’humanité, de l’égalité des peuples, de celle de leurs souffrances, des réparations qui leur sont dues. Il s’agit, chacun à sa place, d’en prendre acte.
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Ze Belinga