Les racines de la crise
L'islam, par sa nature, est-il compatible avec la modernité occidentale ? Bernard Lewis, chercheur, et des musulmans français répondent
Jérôme Cordelier
La scène se passe dans un collège de banlieue. Pour expliquer la notion de perspective, le professeur d'arts plastiques montre un tableau, une « Annonciation » de Botticelli. Un élève adolescent lève la main « Hé, m'sieur, on ne montre pas des images religieuses pendant le ramadan ! » L'anecdote est plaisante ? Peut-être, mais elle révèle aussi en quels termes inattendus se traduit parfois la difficile coexistence de l'islam et de l'école, de l'islam et la laïcité, de l'islam et de la République. La question ne cesse de diviser. Une véritable fièvre dont le voile islamique est devenu le symbole explosif enflamme le pays. Faut-il interdire le port d'insignes religieux, voire plus, à l'école ? Et si oui, doit-on bannir tous les signes « visibles » ou simplement les signes « ostentatoires » ? Juristes et philosophes soupèsent les mots, les défenseurs de la laïcité donnent de la voix, les responsables religieux s'inquiètent... Voilà la République engagée dans une de ces batailles dont elle a le secret.
Au fond, le problème peut se résumer ainsi : l'islam, par sa nature et son histoire, est-il compatible avec la modernité occidentale ? Peut-il s'adapter à la laïcité française ? C'est un enjeu qui n'est pas seulement national. Dans cette perspective, il est nécessaire de revenir à la base. Aux fondamentaux. C'est ce que nous faisons avec Bernard Lewis, l'un des meilleurs spécialistes du monde musulman, dont Le Point publie des extraits du nouvel essai - « L'Islam en crise » (Gallimard/Le Débat). « S'il existe effectivement, dans un sens sociologique restreint, un clergé dans le monde musulman, on ne peut en aucune manière parler d'un laïcat, explique Bernard Lewis. L'idée qu'il puisse exister quelque chose qui échapperait à l'autorité de la religion, ce que les langues de la chrétienté désignent sous le nom de profane, temporel ou séculier, est totalement étranger à la pensée musulmane. »
Or, chez nous, la nation a fait de la laïcité l'un de ses piliers, et c'est souvent au prix de luttes multiséculaires et de batailles sanglantes que s'est élaboré le « pacte laïque », selon la formule de l'historien Jean Baubérot, ou le « socle de compromis historique », comme l'a dit Mgr Lustiger devant la commission Stasi, qui planche sur le sujet et dira bientôt au président de la République s'il faut, près de cent ans après la loi de 1905, bâtir une nouvelle législation.
Un islam à la française
Lorsque fut élaborée la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, notre « cadre laïque » actuel, l'islam n'avait pas en France le poids qu'il a aujourd'hui. La mise en place d'une laïcité « apaisée », suivant le voeu du président Chirac, passe par l'implantation d'un islam à la française. L'édification de lieux de culte décents, de places dans les cimetières (un seul cimetière musulman en France, celui de Bobigny, ouvert par décret présidentiel de 1934 !), d'instituts théologiques, d'écoles confessionnelles musulmanes, de centres d'études... Cet islam à la française, beaucoup de musulmans français, engagés dans leur carrière et dans leur citoyenneté, le pratiquent déjà. Nous avons rencontré six d'entre eux qui concilient tout à fait leur mode de vie et les valeurs occidentales (lire pages suivantes).
Mais, à côté de cette conception ouverte, il existe malheureusement une pratique identitaire de la religion musulmane, portée notamment par nombre de jeunes issus de l'immigration. Leur attitude agressive est le fruit de frustrations économiques, sociales et historiques. C'est de leur désenchantement que se nourrit le prosélytisme islamiste. Laquelle des deux tendances l'emportera ? Tout l'enjeu est là
© le point 21/11/03 - N°1627 - Page 70 - 612 mots
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Extraits du livre de Bernard Lewis : « L'Islam en crise »
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