Paroles d'Evangiles...
Les Evangiles ne sont pas des récits historiques... mais les historiens doivent s'en contenter.
Laurent Theis
Tant que la foi chrétienne ne fut pas constituée en dogme, l'authenticité de la tradition christologique ne posa pas de problème insurmontable. Mais lorsque fut érigée en vérité absolue et intangible, à Nicée, en 325, la divinité de Jésus, lorsque, un siècle plus tard, le Nouveau Testament, établi dans sa forme définitive, fut consacré comme seule véritable expression de la parole divine, alors sa lecture critique fut assimilée au sacrilège. En 1689 encore, l'oratorien Richard Simon, dont l'attachement à l'Eglise catholique ne fait aucun doute, subissait les foudres de Bossuet pour avoir publié une « Histoire critique des textes du Nouveau Testament ».
En fait, concevoir une histoire de la vie de Jésus pour laquelle le Nouveau Testament ne serait pas considéré a priori comme parole d'évangile nécessitait une laïcisation du savoir en même temps qu'une méthode scientifique constituée. Ce fut l'oeuvre du XIXe siècle, avec principalement l'Allemand David-Friedrich Strauss, auteur en 1835 de « La vie de Jésus élaborée de façon critique », puis « La vie de Jésus » de Renan. Le théologien luthéro-hégélien et l'ancien séminariste savaient de quoi ils parlaient. Les difficultés qu'ils soulevèrent, avec les moyens dont ils disposaient, restent aujourd'hui les mêmes.
D'abord, aucun document autre que le Nouveau Testament, dont l'intention n'est nullement historique et biographique à la manière de Thucydide ou de Tacite, n'apporte d'informations substantielles sur la vie de Jésus, ce qui empêche les recoupements et vérifications nécessaires pour établir la matérialité des faits. Par exemple, Luc, rapportant la naissance de Jésus, fait allusion au recensement ordonné par Auguste et réalisé « à l'époque où Quirinius était gouverneur de Syrie », ce qui explique la présence de Joseph et Marie à Bethléem. Or ce personnage exerça son mandat en l'an 6 de notre ère, dix ans après la mort du roi de Judée Hérode le Grand, sous le règne duquel Jésus est réputé être né. Outre que ce recensement impérial et général est par ailleurs inconnu, l'impossibilité d'accorder les noms et les dates ouvre la voie à toutes sortes d'hypothèses.
Ensuite, les textes néotestamentaires ont été rédigés après la prise de Jérusalem et la destruction du Temple par les armées romaines en 70. Le milieu judaïque dans lequel avait vécu Jésus a pour l'essentiel disparu, et les enjeux, pour les évangélistes et leurs publics dispersés dans tout le bassin méditerranéen, sont désormais bien différents, sans compter le travail sélectif et orienté de la mémoire.
Enfin, la langue dans laquelle est consignée la totalité du Nouveau Testament, le grec, fait barrage à un accès direct à Jésus, qui s'exprimait en araméen, langue ancienne de Mésopotamie diffusée par l'expansion perse, et ne possède pas toujours non plus les termes propres à rendre le sens de notions hébraïques. Ainsi, pour un Juif, « fils de Dieu » désigne un homme juste et pieux, donc proche de Dieu, et a toujours une signification métaphorique. Mais pour un Gréco-Romain le fils de Zeus ou de Jupiter est lui-même de nature divine. Désigner Jésus comme fils de Dieu n'a donc pas, d'une langue à l'autre, la même signification. Comme le disait Papias, évêque de Hiérapolis qui avait personnellement connu certains élèves des apôtres, « chacun a traduit comme il a pu ». Traduction qui a pour effet d'accréditer le caractère divin du Christ, l'évangile de Jean, le plus tardif (vers l'an 100), étant celui qui s'avance le plus loin dans cette direction.
Culture juive
De fait, l'exégèse chrétienne a toujours insisté sur la rupture radicale opérée par l'enseignement de Jésus avec la tradition juive, et donc sur l'apparition, dès l'origine, d'une nouvelle religion. Renan lui-même s'inscrit dans cette perspective. Depuis un demi-siècle, la tendance s'est inversée. Des études comparatives très fines des derniers livres de l'Ancien Testament - en particulier celui de Daniel, rédigé vers moins 165, de la Mishna et du Talmud, élaborés au IIe siècle de notre ère, des oeuvres de l'historien juif rallié à Rome Flavius Josèphe, l'analyse toujours en cours des manuscrits de Qumran ont montré combien Jésus appartient tout entier au judaïsme de son époque, lui-même traversé de courants multiples, fortement teinté d'un hellénisme présent depuis trois siècles, et faisant alors une large place au mouvement messianique et à la sensibilité apocalyptique.
Des analogies entre des textes esséniens et certaines expressions mises dans la bouche de Jésus, les liens indubitables avec les conceptions pharisiennes telles que les expose par exemple le rabbin Hillel au début du Ier siècle, et que reprend trente ans plus tard son petit-fils Gamaliel, le maître supposé de saint Paul, comme la croyance en la résurrection des morts, l'insistance sur l'amour du prochain et la reconnaissance du caractère relatif du shabbat, enracinent le charpentier de Nazareth dans la culture, la société et la mentalité juives.
Les premiers groupes de chrétiens - une dénomination qui serait apparue à Antioche entre 45 et 80 seulement - se situent eux-mêmes à l'intérieur de la tradition mosaïque, en particulier celui de Jérusalem, dirigé par Jacques, frère cadet de Jésus, qui avait à l'âge adulte, d'après les historiens, trois autres frères en vie, Joseph, Simon et Jude, et au moins deux soeurs (lire encadré p. 73). Enfin, la relecture des livres apocryphes, c'est-à-dire « cachés » - en particulier l'évangile selon Thomas, découvert en Haute-Egypte en 1945, et celui de Pierre, dont les fragments ont été trouvés en 1885, datables de la première moitié du IIe siècle -, complète l'enseignement de Jésus et éclaire la façon dont il a été reçu par les deux générations qui l'ont immédiatement suivi. Il en ressort qu'en son temps il ne fut nullement présenté, ni par lui ni par d'autres, comme le fondateur d'une religion nouvelle, et que le christianisme est le fruit d'un processus de différenciation d'avec le judaïsme étalé sur plusieurs générations.
Toute cette littérature fournit des éléments d'analyse, mais n'apporte aucune information précise sur la vie de Jésus qui compléterait le Nouveau Testament. Il en va de même de l'archéologie. Mais, comme le montre l'affaire de l'ossuaire, des trouvailles restent toujours possibles
© le point 18/04/03 - N°1596 - Page 70 - 1014 mots