Le calvaire d'un Franco-Libanais emprisonné par erreur en Syrie LE MONDE |
22.04.06 | 12h42 • Mis à jour le 22.04.06 | 12h42
Charles Farhat ne dort plus. Ou si peu. Il avale de puissants médicaments, se
fait soigner le dos et les genoux dans un service de traumatologie et attend que
les ecchymoses sur ses phalanges disparaissent. Il essaie aussi de lutter contre
d'embarrassantes pertes de mémoire. Ce Franco-Libanais de 42 ans a cru sa fin
proche, en septembre 2005. Il a été détenu pendant dix jours dans une geôle
syrienne, après un contrôle à la frontière.
Les conditions de son arrestation, les violences répétées et les conditions de
détention épouvantables l'ont conduit à porter plainte à son retour en France.
Après une première tentative, en décembre, restée sans réponse de la part de la
justice, il a déposé une plainte avec constitution de partie civile, le 10
avril, auprès du doyen des juges d'instruction du tribunal de Nanterre. Le
parquet dit, pour l'heure, ne pas en avoir été informé.
Chaque année, Charles Farhat quitte la France - où il vit depuis dix-sept ans
et a eu quatre enfants - pour retourner dans son pays d'origine. Il rend visite
à sa mère à Jarjouh, à quelques dizaines de kilomètres de Beyrouth. Le 5
septembre 2005, convaincu par ses deux neveux, il décide d'organiser une
expédition touristique en Syrie pour découvrir Damas.
A la frontière, les deux jeunes passent sans difficulté. En revanche, le
passeport français de M. Farhat suscite l'intérêt des douaniers. L'un d'eux
revient vers lui avec une fiche rouge : elle comporte son nom, mais une tout
autre date de naissance. "Un général est ensuite arrivé vers moi, raconte-t-il.
Il m'a dit : "Viens Farhat, on va discuter.""
Interrogé pendant plusieurs heures, il parvient à prévenir par une fenêtre ses
neveux, qui alertent aussitôt la famille et l'ambassade de France à Beyrouth. Il
passe aussi quelques appels depuis son portable, avant qu'un policier n'entre
dans la pièce et confisque le téléphone, en l'insultant et en le giflant. "Ici,
tu es en Syrie, tu n'as aucun droit, oublie ton passeport !", lui aurait crié le
fonctionnaire. En fin de journée, M. Farhat est emmené au centre 235, à Damas,
une prison connue pour sa dureté.
A l'arrivée, les coups pleuvent. M. Farhat marche en claudiquant, en raison
d'un pied cassé trois mois plus tôt. Un des gardes s'en aperçoit : il concentre
ses impacts sur l'endroit douloureux, puis le frappe avec un câble électrique.
L'interrogatoire qui suit porte, une nouvelle fois, sur ses visites en Syrie -
où il n'était pourtant jamais venu auparavant - et sur l'obtention de la
nationalité française. Puis M. Farhat est laissé dans un couloir. Là, on lui dit
qu'il sera vite relâché. Il y côtoie d'autres prisonniers. "Il y avait plein de
gens qui pleuraient et criaient, souligne-t-il. Ils étaient menottés, tête
baissée. J'entendais aussi le crachotement de l'électricité, en provenance d'une
pièce." Un homme brûlé, le visage ensanglanté, tombe sur lui.
"CAS EMBLÉMATIQUE"
M. Farhat est à nouveau frappé, puis conduit au sous-sol. Il se retrouve dans
un cachot de quelques mètres carrés, avec autres 46 personnes. "Certains étaient
là depuis quatre-cinq ans, sans savoir pourquoi, précise-t-il. Ils me
demandaient des nouvelles de l'extérieur. Ma tête tournait."
Pour dormir, il faut se relayer. Certains doivent rester debout. Chaque jour,
des prisonniers sont extraits pour des interrogatoires. M. Farhat se souvient,
en particulier, d'un chauffeur de taxi, enfermé depuis plusieurs mois. Il était
torturé avec des pinces électriques accrochées dans le dos, au sexe ou aux
pieds. "Il sentait le barbecue..." Un jour, un enfant de 4 ans est incarcéré
avec son père. Il lui redonne un peu d'espoir : "Il est venu vers moi, on a un
peu joué."
Le 15 septembre, on rend à M. Farhat son passeport, on lui confirme qu'aucune
charge ne pèse sur ses épaules. Il peut rentrer au Liban, mais ne devrait pas
trop s'épancher sur son expérience syrienne, lui conseille-t-on.
Il fait pourtant le contraire, dès son retour en France, en sollicitant le
conseil de Me Patrick Baudouin, de la Fédération internationale pour les droits
de l'homme (FIDH) et de la Ligue des droits de l'homme (LDH). Ensemble, ils
demandent l'ouverture d'une information judiciaire et la fin du silence observé
par le Quai d'Orsay dans cette affaire. L'ambassade de France à Damas a
seulement indiqué avoir tenté, en vain, d'obtenir des éclaircissements.
Le 2 novembre, Roland Muzeau, sénateur (PC) des Hauts-de-Seine, a interpellé
par courrier le ministre des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, en
soulignant le préjudice moral, physique et professionnel subi par M. Farhat. Le
sénateur s'étonnait aussi de la "façon de procéder" du ministère, qui n'a ni
répondu aux courriers de la victime ni accusé réception de ceux-ci. "Les
ambassades à Beyrouth et Damas ont été immédiatement prévenues du sort de M.
Farhat, rappelle Me Baudouin. Ce cas emblématique des traitements subis dans les
geôles syriennes mériterait un peu plus d'attention."
Piotr Smolar
Article paru dans l'édition du 23.04.06