Le coton africain sinistré
Les cours du coton, sur lesquels reposent les économies d’une dizaine de pays africains, sont en chute libre. De plus, le secteur - jusque-là bénéficiaire - a été désorganisé par les privatisations que leur ont imposées les bailleurs de fonds. Ces derniers interdisent tout soutien public à cette économie sinistrée, quand les agricultures du Nord, subventionnées, contribuent à la surproduction mondiale. Le Bénin et le Brésil ont porté plainte devant l’Organisation mondiale du commerce.
Par André Linard
Journaliste. Agence InfoSud-Syfia, Bruxelles.
Cette fois, c’est décidé : la Compagnie malienne des textiles (CMDT) sera privatisée avant la fin 2003. Cette société gère (1) 95 % du coton récolté au Mali, deuxième pays africain producteur après l’Egypte. Il s’agit donc d’une étape importante dans un processus engagé dans toute l’Afrique de l’Ouest sous la pression de la Banque mondiale. Pourtant, l’exemple du Bénin, présenté comme un laboratoire des réformes de la filière coton en Afrique francophone, ne semble guère encourageant : depuis 1994, huit usines privées ont été progressivement agréées à côté des dix usines de la société cotonnière - la Société nationale pour la promotion agricole (Sonapra). Or la croissance prévue de la production a tardé : en 2002-2003, les producteurs béninois n’ont cultivé que 320 000 hectares de coton au lieu des 400 000 prévus en début de campagne. Du coup, la production a chuté de 23 % : de 415 000 tonnes en 2001-2002 à 320 000 tonnes. En outre, la production a été désorganisée : retard dans la commercialisation et accumulation des arriérés de paiement des sociétés d’égrenage vis-à-vis des paysans.
Le coton constitue une ressource vitale pour la plupart des pays de la région : au Bénin, il représente 75 % des recettes d’exportation ; au Mali, « seulement » la moitié des ressources en devises ; au Burkina Faso, autre grand producteur, ce sont 60 % des recettes d’exportation et plus du tiers du produit intérieur brut (PIB). Pour le Tchad, c’est le premier produit d’exportation. En dehors des devises obtenues, le coton offre de multiples bénéfices. L’huile obtenue à partir des graines représente l’essentiel de la consommation d’huile alimentaire au Mali, au Tchad, au Burkina Faso, au Togo et une proportion importante en Côte d’Ivoire et au Cameroun. Sans parler de l’alimentation pour bétail dérivée du coton.
Avant leur privatisation, les sociétés nationales cotonnières livraient la totalité de leur production (à l’exclusion des semences) aux usines locales. La filière assurait aux agriculteurs l’écoulement de leur récolte - à charge, pour eux, d’acheter les intrants (engrais, etc.) à ces sociétés quasi monopolistes - et alimentait des usines de petites transformations (huileries notamment [2]). Mais avec la privatisation, notamment celle de l’égrenage à partir du milieu des années 1990, les usines privées ne se sentent plus tenues de livrer leur production de graines aux huileries locales, qui tournent au ralenti . C’est de cette manière que la crise de la vache folle a eu des conséquences indirectes en Afrique. En effet, l’interdiction de l’utilisation de farines animales dans l’alimentation des bovins a provoqué en Europe une forte demande de tourteaux, produits de substitution aux farines carnées. La graine de coton étant utilisée dans cette production, les fabricants se sont tournés vers l’Afrique, offrant des prix supérieurs à ceux du marché local. Résultat : l’exportation prive les huileries locales de graines de coton.
« La plupart des usines africaines de fabrication d’huile de coton fonctionnent entre 25 % et 30 % de leurs capacités, parce qu’il n’y a pas de graines à triturer », se plaignait, voici un an, M. Saliou Alimi Ichola, secrétaire général de l’Association des industriels de la filière oléagineuse de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (AIFO- Uemoa). M. Yves Lambelin, président du groupe ivoirien Sifca, confirme : « Les industries de trituration de graines de coton au Mali, au Burkina Faso, au Togo et au Bénin ont réduit leur prix de vente de 25 % avec des prix de revient identiques. » Les pays côtiers sont les plus directement exposés à la sortie massive des graines de coton, exportées sans droit de douane, vers l’Europe.
La crise du coton en Afrique de l’Ouest - qui touche dramatiquement les deux millions de petits producteurs des onze pays concernés de la zone franc (2), auxquels s’ajoutent plusieurs millions d’autres personnes dont les revenus sont liés à cette activité - découle aussi d’une baisse du cours du coton sur le marché international. Entamée en 1997, avec une parenthèse fin 2000, cette décrue s’est transformée en chute libre en 2001. Baromètre des cours internationaux, l’indice Cotlook A est alors passé de 64,95 cents la livre à 36,65 cents à la mi-octobre, un plancher jamais atteint depuis la campagne 1973-1974. Or une forte baisse des cours mondiaux peut entraîner des manques à gagner importants pour les pays très dépendants : 28,6 milliards de francs CFA (43,6 millions d’euros) par exemple pour le Bénin ; 40 milliards de francs CFA (61 millions d’euros) pour le Burkina Faso en 2002.
Dysfonctionnements et pratiques déloyales
Depuis octobre 2002, l’indice tourne autour des 55 cents la livre. Mais les pays producteurs ne doivent pas se réjouir trop vite. En effet, cette hausse est provoquée par la forte diminution de la récolte chinoise, qui résulte elle-même, d’après le Comité consultatif international sur le coton (CCIC), de facteurs réversibles : réduction des superficies en raison du prix trop bas et de conditions climatiques défavorables (sécheresse notamment)... « La Chine , ajoute M. William Dunavant, principal intermédiaire cotonnier au monde, a produit moins et acheté plus que les années antérieures, ce qui explique en partie la hausse (3). »
Ce n’est cependant pas tant le prix qui gêne les producteurs de coton en Afrique - lesquels, étant donné leurs coûts de production plus faibles, devraient être favorisés. Selon la logique du marché, en effet, les exportateurs de l’Union européenne (la Grèce surtout) et les Etats-Unis devraient réduire leur offre, leur prix de revient étant plus élevé. Mais le marché du coton vit un paradoxe : l’offre ne diminue guère, malgré un prix faible. Les stocks mondiaux de coton-fibre sont pléthoriques.A rebours de toute logique économique et des prévisions des experts, la baisse des cours n’a réussi pour l’instant ni à relancer la demande ni à freiner la production mondiale. Les principaux exportateurs sont les Etats-Unis, la zone franc africaine, l’Egypte, l’Ouzbékistan et l’Australie ; les importateurs sont, en premier lieu, les pays d’Asie du Sud-Est. La Chine, qui produit et consomme à elle seule 25 % de la production mondiale, est tantôt acheteuse, tantôt vendeuse, selon les aléas des récoltes.
Pour beaucoup, l’explication réside dans les subventions accordées par l’Union européenne et les Etats-Unis à leurs producteurs, permettant à ceux-ci de produire à un coût très inférieur au prix de revient réel. C’est en tout cas l’avis des pays qui ont constitué, le 19 septembre 2002, l’Association cotonnière africaine (ACA), dont l’objectif est la défense de la filière du coton par la solidarité entre pays producteurs de la région. Pour celle-ci, le marché mondial du coton connaît aujourd’hui des « dysfonctionnements » et des « pratiques déloyales » , allusion aux subventions accordées par les Etats-Unis et l’Europe à leurs propres planteurs de coton. Selon M. Ibrahim Maloum, président de l’ACA, « la production cotonnière africaine bénéficie de nombreux avantages comparatifs. L’Afrique ne demande pas un traitement exceptionnel, mais, au contraire, le respect, par tous, des règles de l’Organisation mondiale du commerce ».
En novembre 2001 déjà, les organisations paysannes des trois principaux pays producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest (Mali, Bénin et Burkina Faso), rejointes par une organisation régionale malgache, avaient lancé un cri d’alarme explicite : « Ces subventions ont des effets pervers sur les économies de nos pays, car elles stimulent artificiellement la production mondiale et entraînent une surproduction, et donc la chute des cours. Les subventions dont bénéficient les agriculteurs de l’Union européenne et des Etats-Unis leur permettent de mieux résister à ces chutes de prix. »
Les Etats-Unis ont donné 3,7 milliards de dollars à leurs producteurs l’an dernier. Autres subventionneurs visés : l’Europe (700 millions de dollars), la Chine (1,2 milliard de dollars en 2001-2002), l’Espagne, la Grèce, la Turquie, le Brésil, le Mexique, l’Egypte. Aucun Etat africain n’a les moyens de soutenir ses propres producteurs comme le font les Etats-Unis et l’Europe. D’ailleurs le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale le leur interdisent au nom de la « concurrence ».
C’est aussi l’analyse de M. Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie : « Avec de tels subsides [4 milliars de dollars par an] , les fermiers états-uniens sont tentés de produire des quantités énormes de coton, provoquant une baisse considérable des prix . (...) Les avantages pour nos fermiers ne seront obtenus qu’au prix de l’aggravation de la pauvreté (4) . » Une étude de la Banque mondiale (5) leur donne partiellement raison ; mais, bien entendu, elle prône, en réponse, une libéralisation accrue (lire Dagris : fin d’un modèle ?) . L’OMC sera saisie de la question durant la conférence de Cancun (lire La guerre commerciale, seul horizon du libre-échange et Les trois aberrations des politiques agricoles) . En effet, si seul le Bénin s’est joint à la plainte formelle contre ces subventions déposée par le Brésil, quatre pays africains (Bénin, Burkina Faso, Mali et Tchad) vont exiger officiellement leur démantèlement.
L’Europe, mise en accusation, a répondu par la voix du commissaire au commerce, M. Pascal Lamy (6). Celui-ci signale que l’Union ne produit que 2 % du coton mondial, ce qui ne la rend guère influente sur le cours ; sur ce point, le CCIC va dans le même sens. Le commissaire rappelle par ailleurs que le coton des pays africains PMA entre sans droits de douane dans l’Union européenne, et que l’Union importe une grande quantité de produits textiles. M. Lamy ne précise cependant pas quelle position l’Union européenne va défendre dans ces négociations à l’OMC.
De son côté, le commissaire européen chargé de l’agriculture, M. Franz Fischler, s’adressait fin septembre 2002 aux agriculteurs grecs pour les rassurer : « Le niveau des dépenses agricoles au niveau européen restera inchangé. » Dans une déclaration intitulée « Quelques idées simples pour l’agriculture européenne » (23 septembre 2002), sept des quinze ministres européens chargés de l’agriculture, dont le Français Hervé Gaymard, affirment sans y voir de contradiction que « les agricultures de nombre de ces pays [du tiers-monde], en particulier en Afrique, ont avant tout vocation à assurer l’autosuffisance alimentaire. Celle-ci est gravement mise à mal par la destruction des agricultures traditionnelles, qui provoquent une hausse des importations et accroissent ainsi l’endettement de ces Etats » . Les subventions européennes n’auraient donc aucun lien avec les difficultés des agriculteurs africains, selon ces ministres, qui oublient que, de facto, l’agriculture des pays du Sud a été orientée vers l’exportation, souvent sous la pression des pays industrialisés.
André Linard
(1) Dans ses zones d’intervention, la CMDT dispose du monopole d’achat du coton-graine, du monopole de vente des principaux intrants et de l’égrenage.
(2) Sénégal, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali, Niger, Bénin, Togo, Tchad, Centrafrique, Cameroun.
(3) Cotton export, price prospects good, 7 janvier 2003.
(4) Joseph Stiglitz : discours d’acceptation du doctorat honoris causa à l’université de Louvain-la-Neuve, 3 février 2003.
(5) Ousmane Badiane et al. : Evolution des filières cotonnières en Afrique de l’Ouest et du Centre , juillet 2002 .
(6) Lettre du 31 mai 2002. http://europa.eu.int/ comm/trade/go...
Lire aussi : Dagris : fin d’un modèle ?
LE MONDE DIPLOMATIQUE | septembre 2003 | Page 24
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/09/LINARD/10449