Le rire de Dieudo vu par Vaillant Luc LE dans Libération.fr
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Rencontre
Pour qu'il y ait du rire, il faut que ça résiste Olivier Mongin, directeur de
la revue «Esprit», analyse le rire aujourd'hui. Désormais souvent formaté par la
télévision, cet art de la limite ne se laisse pourtant ni enfermer ni étiqueter.
par VAILLANT Luc LE
QUOTIDIEN : samedi 01 avril 2006
Dans ce pays qu'on dit déprimé, est ce qu'on rit plus ou moins qu'avant ? On
rit beaucoup plus qu'il y a vingt-cinq ou trente ans. La crise fait rire.
Pendant les Trente Glorieuses, on riait moins. Il n'y a qu'à regarder le nombre
de comiques ou d'humoristes qui apparaissent à la télé ou ailleurs, sans parler
des rieurs de service, comme Baffie, Carlier, qui sont là pour placer une petite
blague, une méchanceté ou occuper les vides, auprès des animateurs. Avant, on
avait des personnages, issus du café-théâtre et du cinéma, qui continuaient une
tradition de comique politique ou dérisoire, type post-68, voire de comique
lourd et gras, façon Fernand Raynaud. Il y avait un certain rire paysan, on
riait du fermier qui montait à la ville, comme chez Molière. Un peu comme
pendant les guerres, quand les théâtres ne désemplissaient pas ?
On rit du tragique, du déséquilibre, de la chute possible. Un retour au
burlesque où les grands, Chaplin, Keaton, essaient toujours d'éviter de tomber.
On oscille en permanence entre excitation et dépression. Chose très bien décrite
par Alain Erhenberg dans la Fatigue d'être soi (1). Autrefois, jusqu'en 1975, on
trouvait de l'emploi. Aujourd'hui, la réponse au risque de la dépression, c'est
l'excitation. Le rire participe à cette excitation. Il y a d'ailleurs un rire
qui peut être toxicomaniaque. Car le problème, c'est de trouver des limites. On
peut rire de tout, un président de la République ne fait plus peur, mais le
problème, c'est l'illimitation du rire.
Cette illimitation ne va-t-elle pas de pair avec la montée en puissance de la
télé et son besoin permanent de divertissement ?
Les principaux faiseurs de rires sont en effet formatés par la télé. Regardez
la génération Canal +, autour de De Caunes, Garcia, Muller, Dupontel, Baer,
Guillon. C'est le temps de la dérision généralisée. On est passé du farcesque
pour ne garder que l'animateur risible ou qui fait un peu rire. Les comiques
naissent par la télévision. Et sont incapables d'en faire des films. Quand
Bigard, Baffie ou Muller s'y emploient, ils ne racontent que la possibilité de
faire une émission de télé. Il y a du comique partout, mais les producteurs de
comique sont issus de la télé. Ils ne viennent plus du théâtre comme Robert
Hirsch, du café-théatre comme les Bronzés, ni bien sûr du ciné comme Jerry Lewis
ou de Funès. Depuis ces deux derniers, on n'a plus de corps comiques excités,
exaltés, de boules de nerfs.
Reste que la télé, c'est un rire majoritaire, individuel et partagé à la fois.
La télé est aussi le signe qu'on est dans une démocratie, le rire est
égalitaire, chacun a le droit de rire des mêmes vannes que les autres. Les
vidéos gags sont une sorte de télé-réalité où chacun fait rire les autres, avec
son chien qui tombe dans la bassine. On en pense ce qu'on veut, mais c'est de la
culture populaire et c'est intéressant. Cela dit, l'ensemble des scènes
parisiennes voient proliférer les comiques. Les meilleurs comiques nés de la
télé retournent à la scène.
Les «meilleurs comiques». De qui s'agit-il ?
Les meilleurs, Jamel, Fellag, Gad Elmaleh, ont la capacité de travailler le
langage et d'y associer le corps. En deçà de ces trois-là, on a qui ? L'éternel
comique d'imitation comme Laurent Gerra. Il a l'avantage de dire du mal de la
télé, donc il énerve tout le monde, ce qui est intéressant. Mais Laurent Gerra,
c'est en mieux du comique de patronage, du chansonnier reconverti qui est passé
de la prise pour cible des politiques à la mise en joue de la télé.
Laquelle est le nouveau pouvoir...
Oui, et laquelle n'a aucune distance par rapport à elle-même mais a besoin de
cette critique, sait la recycler. Gerra, il ne bouge pas sur scène. A l'inverse,
on a aussi des «comiques d'extincteur», de gens comme Michaël Youn, grand ado de
cour de lycée qui saute partout. On a celui qui ne bouge pas et qui parle. Et
celui qui ne parle pas, mais qui bouge. Et ceux qui savent faire les deux. Les
trois comiques de one man show un peu solides, ce sont Gad Elmaleh, Jamel
Debbouze et Fellag. L'étonnant, c'est que Fellag et Gad ont des looks
chaplinesques. Autre élément commun, le travail sur les accents qui permettent
de retrouver du local. Cela n'a rien d'unique, ils le partagent avec Dany Boon
et ses chtis, Caubère et Marseille, Morel et la Sarthe. Mais les trois savent
mettre en route l'entrechoc des accents et leur mutation, leur métamorphose.
Dans votre typologie, en matière de ce «rire ethnique» que vous valorisez
fortement, il semble y avoir trois «bons» comiques (Jamel, Gad et Fellag) et un
diabolique quasi satanisé, Dieudonné. On a parfois l'impression que vous lui
faites payer ses idées plus que vous ne critiquez son art comique.
Le rire politique est très affaibli. Le Caveau de la République, les
chansonniers à l'ancienne, ça ne marche quasiment plus. Parce que le pouvoir est
affaibli. Comme dit Raymond Devos, pour rire de quelque chose, il faut que ça
tienne. Pour qu'il y ait du rire, il faut que ça résiste. On ne rit pas de
Chirac aux Guignols, on rit d'un guignol qui a son existence propre. Ce qui
m'intéresse avec Dieudonné, c'est qu'il a un parcours et une volonté politique.
Comme Coluche, Dieudonné a compris qu'en s'accrochant à un combat de type
minoritaire ethnique, il pouvait renforcer à la fois une carrière politique et
aussi un type de rire fondé sur la surenchère des victimes.
Vous pensez que son humour est homogène avec son propos ?
Attaquer Dieudonné, c'est quasiment un consensus pour les vigilants de
service, mais cela me semblait intéressant de le comparer aux trois autres.
Lesquels sont dans des choses qui me plaisent : le renversement du haut en bas
et surtout, la capacité de mettre en relation. Un grand comique est toujours
dans l'entre-deux, dans le déséquilibre. Comme Chaplin quand il est à la
frontière entre le Texas et le Mexique et qu'il tente de marcher sur la ligne
blanche. Comme lui, Jamel, ce petit merdeux des banlieues qui en énerve
beaucoup, eh bien, sa force, c'est sa capacité de déplacement. Jamel ne reste
pas accroché à sa banlieue, il se met des masques comme dans la commedia
dell'arte. Il sort de la cité, y revient, fait des détours. Gad, c'est pareil.
On le voit comme un comique juif d'Afrique du Nord mais il ne se laisse pas
épingler. Il oscille entre le Maroc, le Canada, Paris, entre l'archaïque et le
moderne. Surtout, il ne se laisse jamais enfermer, il se décale beaucoup.
Quant à Fellag, qui refuse la télé, qui n'y passe pas et ne la traite pas, ce
qui me plaît, c'est qu'il a un accent qu'il confronte aux accents des autres
lieux.
Revenons à Dieudonné...
Le déplacement, la mise en relation, Dieudonné n'y est pas. Cela se voit dans
son corps. Il a un corps lourd, costaud, qui bouge peu. Dans le dernier
spectacle, il est souvent assis, derrière un bureau. Il est mobilisé, mais pas
mobile. Le langage est dur, asséné. Il joue peu sur les dénivélations d'accent.
C'est un comique qui renforce ce qu'il veut montrer. Alors que les trois autres
disent : «Mon identité, c'est de ne jamais m'y laisser enfermer.» Ces trois-là
ne seront jamais dans la surenchère des victimes, car ils ne sont pas dans un
comique ethnique, au sens identitaire fermé. Ce n'est pas moi qui satanise
Dieudonné, c'est lui qui durcit les autres identités. Il a une statuaire comique
qui renforce son propos idéologique.
Plus généralement, est-il encore possible de rire d'autre chose que de
soi-même? Faut-il être juif pour rire des juifs ? Arabe pour rires des Arabes ?
Femme pour rire des femmes ?
C'est un problème de mise en relation et de seuil, de porte ouverte ou fermée,
comme chez Feydeau. Le problème des comiques qui traitent de la question
migratoire, qui sont les plus grands aujourd'hui, et il faudrait d'ailleurs se
demander pourquoi, c'est qu'ils sont toujours déséquilibrés. Ils n'ont pas une
vision emprisonnée de l'identité. Reste qu'aujourd'hui, il est devenu difficile
de rire d'autres que de soi parce que vous avez des groupes de pression qui ne
le supportent pas. D'ailleurs, le problème de l'identité n'est pas qu'ethnique.
Souvenez-vous de Timsit et des trisomiques. Jusqu'à quel moment peut-on rire du
handicap ? En fait, l'art du grand comique c'est d'être toujours à la limite. Le
rire, c'est du corps et du mental, toujours. Donc, il peut être trop lourd, trop
gras mais aussi trop poétique, trop léger comme chez Devos. Quitte à me répéter,
l'art du comique, c'est d'être toujours à la frontière, comme chez Chaplin.
Mais le comique ne s'adapte-t-il pas aux interdits? Finalement, ne valide-t-il
pas les normes ?
La fonction comique n'est effectivement plus transgressive. On passe d'un
monde où il y avait un rapport loi-trangression à un temps où on est dans
excitation-dépression. 68, c'était la transgression. Aujourd'hui on ne rit plus
des politiques ou des juges, car ça ne fait plus loi, la transgression n'a plus
d'intérêt. On ne rit plus pour transgresser.
Pour inverser la phrase de Desproges, aujourd'hui ce serait plutôt : «On ne
peut pas rire de tout et surtout pas avec tout le monde».
Les artistes qui montent sur scène y répondent autrement. La leçon de Devos,
c'est qu'il s'agit de nouer une relation avec un public. C'est le plus
important. Et c'est pourquoi Jamel dit : «Devos, c'est notre mère à tous». La
scène, ce n'est pas la télé qui n'est qu'un premier rang, c'est un artiste qu'on
respecte, puisqu'on paye pour venir le voir, et cet artiste va monter sur scène,
s'élever un peu, faire monter les gens avec lui, et créer un collectif
provisoire. On ne rit pas avec n'importe qui parce que dans une salle ne se
retrouve pas n'importe qui. Ce qui repose le problème de la télé.
A savoir ?
Le politique, le ministre ou le député ne font plus l'objet du rire. Ce qui
fait l'objet du rire, et au sein même de la télé, c'est la télé. Valérie
Lemercier dans Palais Royal démonte un système de pouvoir qui n'est bien sûr
qu'un système de représentation. Ou Edouard Baer dans la Bostella essaie de
démonter une émission de télé. On est sorti du carnaval, du renversement
provisoire des positions sexuelles et sociales. Aujourd'hui, je peux changer de
rôle autant que je veux, à tout moment. La télé n'est pas une scène, c'est un
écran où moi-même, je peux entrer.
Le comique fut longtemps masculin. Les femmes parviennent-elles à s'y faire
une place ?
Le comique machiste se porte bien. Le «mec» résiste plus que le politique.
Bigard, c'est cette volonté de tenir une salle, de la manipuler, de dire «on va
tous coïter ensemble» et c'est moi qui décide quand. Ce qui est très, très fort.
Des femmes apparaissent : ce ne sont plus des soubrettes, des braves compagnes,
des trompées-trompeuses comme chez Feydeau. On a à la fois des femmes qui
résistent aux mecs, comme Michelle Bernier, ou des femmes à poigne comme Josiane
Balasko ou Muriel Robin. Ensuite, il y a la femme postféministe comme Michelle
Laroque. Mais la plus forte, c'est Lemercier, car elle parle de son corps
féminin, comme un homme parle de sa queue. Elle va loin dans le problème du
corps.
Et vous, de quoi riez-vous ?
Ce qui m'intéresse, c'est la capacité à tenir une scène, la capacité de
narration. Les grands comiques sont des pervers qui portent une violence
importante et qui la transforment. Un Keaton, ça raconte beaucoup mieux la
violence qu'un Scorcese. Moi, au-delà de Fellag, Gad, Jamel, j'aime Tim Burton,
Jerry Lewis, Buster Keaton, les grands burlesques.
(1)Odile Jacob
Olivier Mongin est éditeur et directeur de la revue Esprit. Philosophe de
formation, il a travaillé sur les passions démocratiques et leur a consacré
trois ouvrages publiés au Seuil : la Peur du vide (1991), la Violence des images
(1997) et Eclats de rire. Variations sur le corps comique (2002). Cette
thématique déjà abordée à travers la figure de Buster Keaton (Hachette, 1996)
est développée dans son dernier ouvrage De quoi rions-nous (Plon). Il
s'intéresse également à la ville et à l'urbanisme et a publié la Condition
urbaine (Seuil, 2005).