IMMIGRATION, COLONISATION ET RACISME : POUR UNE HISTOIRE LIEE
mardi 10 mai 2005 , par Les Ogres
IMMIGRATION, COLONISATION ET RACISME : POUR UNE HISTOIRE LIÉE
Si l’histoire de l’immigration en France, malgré des insuffisances, a globalement pris son envol, l’étude des migrations africaines et nord-africaines en particulier est un domaine encore quasi en friche, longtemps négligé de part et d’autre de la Méditerranée. Cela est bien sûr une conséquence de la gestion coloniale française et de la vision racisante qui lui est liée : les rapports avec ceux qui furent des “colonisés”, particulièrement avec les musulmans, en ont été durablement marqués. C’est aussi dû à des contentieux historiques mal gérés des deux côtés. Enfin, l’image du “travailleur immigré postcolonial” n’a pas trouvé sa place au sein de la culture ouvrière, du fait de la crise économique des années soixante-dix.
Apparue tardivement - à partir des années 1980 - dans le concert des sciences sociales, l’histoire étudiant l’immigration y fait entendre une voix relativement faible. Ce sont surtout la démographie - de tradition, la sociologie, depuis les années 1960, et plus récemment la science politique qui ont fourni, outre la majorité des spécialistes, les experts du pouvoir ou ceux des mouvements de solidarité avec les immigrés, ainsi que les figures de proue des combats d’idées. Signe de l’importance de ces problèmes, les “grands intellectuels”, ou ceux qui aspirent à se positionner ainsi, sont abondamment intervenus.
Pourtant, les recherches historiques ne sont pas négligeables. Les travaux universitaires s’accumulent, le XIXe siècle et la première moitié du XXe étant désormais bien connus, et les monographies régionales se multiplient, de même que les études des principales communautés. Ce sont des historiens qui ont été à l’origine d’un projet de musée malheureusement enfoui, ainsi que d’initiatives éducatives et d’expositions qui sont des réussites. Dans les collèges et les lycées, ils ont participé à des expériences pédagogiques novatrices. Il faut cependant reconnaître que jusqu’ici, l’enseignement est resté très en retrait. Les programmes scolaires et les concours de recrutement des professeurs d’histoire-géographie continuent à ignorer que la société française contemporaine est une société d’immigration, l’une des plus importantes du monde.
Il faut aussi souligner certaines insuffisances des recherches historiques sur l’immigration, auxquelles il manque un pôle organisateur - une revue, un laboratoire du CNRS, ou un diplôme de 3e cycle. Les divers domaines dont elles relèvent sont séparés par les compartimentages institutionnels. Elles se sont d’abord inscrites dans l’histoire des relations internationales et, surtout, dans l’histoire sociale du travail et du mouvement ouvrier, ou ont emprunté leurs préoccupations - le racisme, l’opinion publique - aux autres sciences sociales(1). C’est en particulier grâce au Creuset français de Gérard Noiriel(2) que le nœud de la question, à savoir la nation, a été placé au centre d’une problématique spécifiquement historique dans les années quatre-vingt.
Mais jusqu’ici, ces études ont délaissé les dernières grandes immigrations nord-africaines et africaines. Il suffit de se reporter à la Bibliographie annuelle de l’histoire de France(3) ou aux sommaires des principales revues historiques pour le constater. Il y a plusieurs causes à cela. En raison de la conception classique du métier, qui demeure dominante dans nos universités, un sujet de thèse exige l’utilisation d’archives. Or, la législation rend quasi inaccessible la documentation postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Il faut ajouter aussi que ni les histoires nationales du Maghreb et de l’Afrique, ni celle de la colonisation n’ont suscité une dynamique dans ce domaine.
L’histoire anticolonialiste s’est focalisée sur les rapports entre communisme et nationalisme. Là-bas comme ici, l’ombre portée de la nation a caché la réalité des migrations.
Les recherches sur l’immigration s’autonomisent Dans les années 1970-1980, les conditions n’étaient pas réunies pour lier ces éléments dispersés et ouvrir des pistes nouvelles. Par un souci bien compréhensible de rattraper le retard accumulé, l’histoire anticolonialiste s’est focalisée sur la découverte de nationalités longtemps “assoupies ou inaperçues”, pour reprendre les termes du spécialiste du monde islamique Jacques Berque, et, dans sa variante politique la plus engagée, sur les rapports entre communisme et nationalisme. Bref, là-bas comme ici, l’ombre portée de la nation a caché la réalité des migrations, qui n’ont pas eu de place cohérente dans les discours des nouveaux États. Ainsi, l’Algérie n’y a vu qu’un éloignement temporaire de la patrie, imposé par le colonialisme et ses séquelles, et la Charte d’Alger a promis en toutes lettres le retour à ses enfants dispersés. Dans cette logique, les premières études des colonisés en France ont été dues à l’intérêt que représentaient les mouvements nationalistes noirs, maghrébins et asiatiques, et la création de l’Étoile nord-africaine, ses relations avec le PC et les tensions entre messalistes et Front de libération nationale (FLN)(4). Ce n’est que progressivement et tout récemment qu’un processus d’autonomisation des recherches s’est esquissé, auquel participent activement de jeunes chercheurs issus de l’immigration(5). Mais ces éléments commencent seulement à être intégrés dans l’histoire de l’immigration vue du côté français(6), non sans souffrir de la tendance au morcellement des études par communautés.
Pourtant, tous les grands sujets de controverse récents – affaires répétitives des foulards, dont la première date d’octobre 1989, variations autour du code de la nationalité et du modèle républicain ou, au contraire, de la pluralité, discriminations, racisme à la française, sans-papiers, enracinement de l’islam, polémiques sur l’importance des origines ethniques – sont des problèmes éminemment historiques. On voudrait le montrer ici, en soulignant que les études comparées entre phases et types de migrations, ainsi que la prise en charge du passé colonial et de ses mémoires sont indispensables pour cerner ces réalités, trop souvent saisies dans l’immédiateté. Une telle démarche permet de dégager trois caractères spécifiques majeurs de l’immigration d’outre-mer, algérienne en particulier, qui rendent compte des difficultés actuelles de ce que l’on appelle “l’intégration”, et des tensions interethniques.
Le poids de la gestion coloniale
Le premier de ces caractères, ce serait une lapalissade de le rappeler si la chose n’était par trop négligée, est dû à la colonisation, qui a posé la population dominée non seulement comme une nationalité différente, mais comme une race différente. Si la Constitution de 1946, reprise par celle de 1958, a éprouvé le besoin d’affirmer l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur race, c’est que l’évidence ne s’imposait pas.
En effet, l’État de droit n’est pas un article d’exportation dans l’Empire. C’est un arbitraire colonial qui a présidé à la circulation des hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule métropole, et plus précisément de l’administration, car la réglementation était assurée par des arrêtés et des décrets, non par des textes de loi, ce qui court-circuitait le contrôle parlementaire. C’est le pouvoir colonial qui a imposé le recrutement de centaines de milliers d’hommes, travailleurs et soldats, entre 1914 et 1918, puis renvoyé manu militari ceux qui, après la victoire, étaient devenus indésirables. Il a puisé et refoulé les travailleurs en fonction de la conjoncture économique. La libre circulation entre l’Algérie et la France n’a été établie qu’en 1946, au moment où l’édifice craquait. C’est une gestion coloniale des hommes qui a transposé en France même les méthodes de l’administration indigène, avec la création d’organismes ad hoc depuis les années vingt. Encartée, fichée, surveillée par des services spécialisés, cette population est soumise à une surveillance étroite, beaucoup plus serrée et toute-puissante que celle des étrangers provenant d’Europe dans la même période.
Avec la transposition de la guerre d’Algérie sur le sol métropolitain, la communauté algérienne voit l’étau se resserrer encore. La préfecture de Police de Paris, qui a établi la liste de centaines de milliers d’immigrés pendant cette période, a pu arrêter et parquer une dizaine de milliers d’entre eux aux portes de la capitale, à Vincennes, pour briser la manifestation du 17 octobre 1961 ! Il n’y a aucun équivalent, dans notre histoire, de ce massacre de dizaines de manifestants désarmés au cœur de la Ville lumière, qui serait inconcevable, en effet, contre des Français ou des immigrés d’origine européenne (voir chronique Médias p. 125-133). Tout aussi colonial est le parcage des “harkis”, longtemps après 1962, dans des camps éloignés des villes, et leur soumission à une autorité héritée des anciens rouages. Il en est résulté cette fabrication, sans précédent non plus, d’une sorte d’ethnie enfermée dans son origine et reproduite jusqu’à la troisième génération, voire, si l’on n’y met pas fin, à la quatrième ! C’est aussi une politique de ségrégation qui a inspiré la création de la Sonacotra - destinée à l’origine à loger les Algériens -, avec un encadrement souvent issu de sous-officiers d’outre-mer. De nature coloniale aussi est ce tabou pesant sur les “mariages mixtes”, que le Front national et Bruno Mégret cherchent à revivifier dans la douce France de l’an 2000. Leur discours, en cette matière comme en bien d’autres, apparaît comme un prolongement de celui que tenait l’administration française, dans les années 1914-1918, contre les unions entre “indigènes” (sic) et métropolitaines. Il ne s’agit certes pas d’assimiler Jules Ferry et Le Pen, mais de rappeler la réalité d’une composante raciale dans notre culture(7). Il est aussi nécessaire de prendre la mesure de ses effets, car elle déborde largement les cercles de l’extrême droite, ce qui explique la banalité du racisme ordinaire, révélé par l’importance des appels du “numéro vert” mis en place par le gouvernement pour lutter contre les discriminations. Ces effets n’ont pas épargné la recherche académique.
Claude LIAUZU, historien, université Paris-VII Denis-Diderot