L'autre stéréotype
GUILLAUME ERNER
Sociologue
Les stéréotypes qui gouvernent l'antisémitisme mènent une existence autonome. Il
leur arrive de s'absenter quelque temps avant de s'imposer à nouveau dans les
imaginaires. Ainsi, c'est, semble-t-il, le vieux stéréotype du juif riche qui
explique pourquoi le " gang des barbares " avait une propension à s'en prendre
aux juifs. Mais le mode opératoire de ce crime mettait également en scène une
jeune fille utilisée comme appât. Cette méthode pourrait renvoyer à un autre
stéréotype forgé à la même époque que celle du juif usurier - au Moyen Age - et
qui prêtait une sexualité diabolique au juif. Impossible, bien sûr, de savoir si
les meurtriers du jeune homme partageaient ce stéréotype.
Ce qui est certain, en revanche, c'est que, en utilisant une femme, ils
participent de ce vieil imaginaire occidental qui prête au juif des moeurs
insanes. Comme s'il avait fallu punir le juif par là où il a péché - la
sexualité, l'argent.
Vers le XIIIe siècle, à une époque où l'adoration du Christ connaît ses plus
grandes heures, une conception symétrique des choses prête aux fidèles de la
synagogue un culte pour l'antéchrist. Puisque Jésus a mené une vie de continence
et de célibat, l'existence du juif serait dominée par une sexualité outrancière.
Hypersexués, leur appétit est décrit comme insatiable et leurs pratiques
abominables. La barrière du genre disparaît à l'occasion : des rumeurs évoquent
les pertes menstruelles des hommes juifs. Des caricatures haineuses dépeignent
leur bestialité, dévoilant un physique où l'animal cohabite avec l'homme.
Le mythe de la sexualité diabolique des juifs se diffuse au mitan du Moyen Age
parce qu'à cette période la chrétienté se renferme, au travers de la réforme
grégorienne du mariage, modèle de la famille occidentale. L'Eglise encourage ses
fidèles à se marier au plus loin de leur milieu d'origine, pourvu qu'ils restent
entre gens de la même foi. Du reste, en 1215, le concile du Latran IV empêche
formellement les chrétiens de se marier avec des juifs et impose à ces derniers
un habit qui permette de les distinguer. Cette décision a une portée symbolique
immense : elle rend visible la supposée différence juive, préfigure l'étoile
jaune et bannit toute possibilité d'union entre les deux communautés.
Si le " gang des barbares " avait voulu porter un coup à l'universel, il ne s'y
serait pas pris autrement, comme si ce crime souhaitait aussi punir les
possibles rencontres amoureuses entre individus dotés d'identités différentes.
Claude Lévi-Strauss a souligné que la libre circulation des femmes fonde le
processus de civilisation ; l'empêcher, pour la barbarie, c'est déjà une
victoire. Mais, dans cette preuve par l'horreur que les contacts
intercommunautaires sont néfastes, il ne s'agit pas seulement de sexe ; il est
aussi question d'argent. Le stéréotype du juif hypersexué s'est construit comme
le corollaire du mythe du juif avare. Ainsi, un moine du XIe siècle, Guibert de
Nogent, condamnait un homme qui aimait trop sa femme. Il l'aimait, ajoutait-il,
" non pas comme un époux, ce qui serait normal, mais comme un usurier, ce qui
serait un amour anormal ".
C'est que l'argent et la sexualité ont quelque chose en commun : leur libre
circulation fonde une société. En accusant les juifs d'avarice, le Moyen Age
leur reprochait de soustraire une part de la richesse commune : c'est pourquoi
ils devaient en être, à leur tour, retranchés. De la même façon, ils étaient
soupçonnés d'enlever des femmes à leur seul profit, appauvrissant ainsi la
communauté. Cette représentation de la sexualité fautive du juif a été largement
utilisée par la propagande nazie.
C'est l'un des avatars de ce stéréotype qu'Edgar Morin a analysé dans La Rumeur
d'Orléans, ville où des commerçants juifs étaient accusés de se livrer à la
traite des Blanches. Toutefois, à l'exception de ce dernier épisode, le mythe du
juif hypersexué avait semblé progressivement sombrer dans l'oubli. Espérons que
nous ne sommes pas en train de le voir resurgir.
Guillaume Erner enseigne la sociologie à Columbia University Programs, à Paris.
Dernier ouvrage paru : Expliquer l'antisémitisme, (Presses universitaires de
France, 2005).