Devoir de réparation ? La France ne veut rien savoir
Source:grioo.com
auteur:Fils de Mâât
L’un des meilleurs articles de vulgarisation jamais écrits sur cette question. L’auteur est non seulement une autorité dans le monde, mais également l’un des exceptionnels historiens européens qui soient en mesure de s’exprimer avec cohérence et objectivité sur la même question.
Devoir de réparation ? La France ne veut rien savoir.
Votée en 2001, la « loi Taubira » qui qualifie l’esclavage de crime contre l’humanité (donc imprescriptible), a été en partie vidée de sa substance. Notamment en ce qui concerne le volet sur l’indemnisation des Etats et des descendants d’esclaves.
Le 4 février 1794, la Convention abolit l’esclavage. Le 20 mai 1802, Napoléon le rétablit. Le 4 Mars 1848, la IIème république l’abolit définitivement et indemnise sans tarder les propriétaires d’esclaves (mais bien sur, enfin, voyons, c’est logique !)
(on fête allègrement l’abolition de 1848 parce que c’est la France qui le décide, en oubliant de préciser que c’est Napoléon qui avait rétabli l’esclavage suite à une première abolition. Pkoi ne fêterions nous pas la première ? Ben tout simplement parce que nous sommes des « brebis » qui suivons ce que la France décide pour nous)
Décembre 1998. Majoritaire à l’Assemblée nationale, la gauche plurielle gouverne. La Droite tient le Sénat. Députée de Guyane apparentée au parti socialiste, Christiane Taubira présente devant la Commission des lois une proposition de loi qualifiant traite et esclavage des Noirs de « crime contre l’Humanité », disposant le renforcement des traces de cette sinistre histoire dans les manuels scolaires, favorisant la recherche historique et pénalisant toute éventuelle entreprise « négationniste » à son propos, envisageant le choix d’une journée nationale de souvenir, prônant l’engagement des instances internationales à s’approprier cette qualification, ordonnant le calcul des réparations nécessaires dans la logique sereine de l’imprescriptibilité.
L’article 5 de la proposition précisait : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret du Conseil d’Etat. ».
Cet article ira droit à la poubelle et sera, à termes, remplacé par : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des représentants d’associations défendant la mémoire des esclaves, chargé de proposer, sur l’ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. La composition, les compétences et les missions de ce comité sont définies par un décret du Conseil d’Etat pris dans un délai de six mois après la publication de la loi Taubira 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. »
(en bref, il faut chercher des lieux où l’on peut pleurer nos ancêtres, danser, faire la fête, ressasser encore et toujours les mêmes rengaines de frustration blah blah blah… Le développement d’une conscience nègre de souffrance, voilà ce que l’Etat préconise pour notre communauté)
Sans aller jusqu’à nier explicitement le droit, qui dit imprescriptibilité lorsqu’il dit crime contre l’humanité, la garde des Sceaux et le secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer ont sèchement allégué que « le gouvernement ne peut se situer dans une perspective d’indemnisation qui, en pratique, serait impossible à organiser » et qu’il faut renoncer à parler de réparation parce que « l’indemnisation et la réparation posent des problèmes très complexes ». On aura même le front de préciser au cours des débats que c’est pour éviter d’incommoder les descendants des victimes avec les relents de l’argent qu’on entendra par « réparation », « réparation d’ordre purement moral ». On décidera enfin, de gommer le mot qui fâche. Au terme des navettes habituelles, dénaturée, désossée, délestée de ce qui lui donnait cohérence et plénitude juridiques, la « loi Taubira » est donc définitivement votée le 21 Mai 2001 à l’unanimité des députés présents.
Dans l’indifférence totale de la presse, qui ne juge pas utile d’en informer les populations, considérant qu’il n’y a pas là de quoi les déranger. A tort ou à raison ? A raison : n’ayant aucune incidence budgétaire relevable relevable ni dans son libellé ni dans son application, la loi votée ne donne lieur au moindre commentaire et fait litière de l’indispensable débat public (non sur la nécessité de la réparation, mais sur son montant et sa nature) qu’aurait provoqué le maintien de l’article 5 de la proposition poubellisé d’entrée de jeu. Avec la réparation, la loi aurait fait la une de tous les médias et le débat aurait débuté le jour même dans l’Hexagone et outre-mer. Sans elle, mais avec une tonne de repentance, cette denrée si opportunément à la mode et si délicieusement bon marché, le silence ou un entrefilet de format confidentiel convient.
(je passe sur des passages pour relever l’essentiel uniquement)
Tout crime contre l’humanité étant imprescriptible et « l’imprescriptibilité sans rétroactivité » n’étant, dans l’optique de la jurisprudence issue de l’évolution du droit rappelée plus haut, que subterfuge verbaux et salonnard, trois questions se posent une fois la traite et l’esclavage reconnus légalement en tant que crime contre l’humanité : que doit-on réparer ? Qui doit réparer ? Comment réparer ?
On doit réparer tout ce qui, dans le crime, est juridiquement pondérable, mesurable, quantifiable. Non la valeur infinie des vies interrompues. Non l’immensité inénarrable de la tragédie sur la vastitude du sol africain, tout le long de l’interminable traversée de l’océan, sur chaque pied et chaque coudée des mouroirs insulaires et continentaux. Non la bestialisation juridiquement établie. Non la sauvagerie de négriers et colons au quotidien. Non l’asservissement sexuel. Le vécu viscéral, existentiel, psychique, charnel de cette tragédie déborde la grammaire du droit et n’est aujourd’hui pondérable que dans le trouble effacé et muet des consciences. L’infinitude dépasse le droit et convoque la morale.
Sont quantifiables les heures et les jours, les mois et les années, les décennies et les siècles d’esclavage. Quantifiables, en terres d’esclavage, l’écart en nombre d’années entre l’espérance moyenne de vie des esclavagistes, d’une part, des esclaves, d’autre part. Pondérable, la quantité de travail fourni par l’esclave. Mesurable, la part qui lui revient du « miracle économique » de l’industrie sucrière et de quelques autres. A combien la journée de travail sera t-elle chiffrée ? Combien de journées ouvrables pour l’esclave dans l’année ? Combien d’années volées ? Tout cela fait combien de millions de journées, une fois additionnées les durées de vie de chaque esclave avant de mourir d’épuisement ou sous les coups, châtiments et tortures les plus cruels ? Et si l’espérance de la vie des esclaves est brutalement inférieure à celle des colons et des petits Blancs, ne chiffre t-on pas ce temps volé, celui qui témoigne le plus fort de la crapulerie génocidaire de toute l’entreprise, au même prix ou davantage que les années de labeur ? <…> Quantifiable, le boulversement des économies intra-africaines, dotn la traite de sigen chrétien est responsable ; mesurable, la part de la France dans ce brigandage. Combien ?
Tout cela est quantifiable. Il faut, et il suffit, que les historiens de l’économie nourrissent de données connues et reconnues leurs ordinateurs (non les documents ne sont pas détruits, ils sont simplement dissimulés dans certains lieux tels qu’Aix en Provence). Qui cracheront des chiffres, dont la monstruosité des plus hauts effrayera, dont les plus bas seront néanmoins révoltants. A mi-chemin entre les uns et les autres, le chiffre moyen apparaîtra comme l’approximation la moins aberrante du vrai. Qu’on s’y tienne et que le droit s’en empare. Qu’il impose réparation à sa hauteur, sachant qu’il ne gommera pas pour autant les horreurs de ce génocide utilitariste, dont les descendants actuels et à venir des victimes garderont inentamé le droit de gérer la mémoire comme bon leur semblera…ou comme ils pourront.
Qui doit réparer ? Pour la France, la France. A la mesure exacte des légitimations qu’elle a produites, des débordements de ces légitimations qu’elle à tolérés, qu’elle n’a pas poursuivis. La France d’aujourd’hui pour la France d’hier ? Naturellement. Personne n’alléguera sérieusement contre sa continuité une prescription résultant d’un changement de régime et de code, opérant une rupture totale entre aujourd’hui et hier. Le Crime dont nous parlons est imprescriptible. L’Etat y est impliqué : l’imprescriptibilité suppose sa continuité. Par dessus les boulversements historiques, la continuité de l’Etat est, chez nous, un principe incontournable dont les incidences sont de tous les jours et en tous les domaines. Dans cette continuité, la Vème république évoque les fastes de l’Histoire de France, s’émeut du baptême de Clovis, célèbre le fantastique allant du juridisme de Colbert, la belle rigueur du Code Napoléon et, par loi, regrette traite et esclavage. Le très catholique Code noir naît avec Colbert, triomphe sous la Révolution, périclite avec elle, renaît avec Napoléon, expire au petit matin de la IIème république. Belle continuité de l’Etat. Et cet Etat chercherait-il ailleurs qu’en lui-même l’auteur de ce crime ? Ailleurs qu’en lui-même l’assassin devant réparation ? Irait-il fouiller dans les archives, fureter dans les livres de comptes des armateurs, des colons, des négriers, des jésuites et dominicains, des békés, de tous ces parfaits serviteurs de sa politique de mort et poursuivre leurs descendants, même ceux des moines ? Qui a parlé de « crime orphelin » ? Rarement crime a eu paternité mieux affirmée.
………
………
On se moque ainsi de la raison et du droit qui veulent savoir ce qu’impose l’Histoire, période par période. Les archives existent. L’Afrique noire à une histoire. Elle n’est ni de la seule géographie ni, n’en déplaise à Hegel, de la pure durée. Que les « pour » s’en saisissent. Qu’ils comparent, les distinguant et les articulant, aux désastres afro-américains des temps des codes noirs les désastres africains de ceux des codes de l’indigénat. Qu’on aligne les évènements de l‘histoire moderne d’Afrique (et pas seulement d’elle) dont les traces archivistiques, littéraires, monumentales dénoncent à ceux qui les approchent sans parti pris le gigantisme de tant de crimes. Pas de procès de l’humanité ni de la blanchitude, mais à chaque crime son dossier. Tout cela est fait ou faisable. Et l’histoire remettra chaque fois en évidence ce qu’on sait déjà : non la culpabilité des peuples agresseurs et la complicité des peuples agressés -point de vue des charlatans de tous bords -, mais la culpabilité constante, massive, écrasante des Etats agresseurs et les compromissions ponctuelles de puissants complices chez les agressés….
Etc.
Voilà, cet article, en dehors des mises entre parenthèses qui sont de moi même, a été écrit par un européen, français, Louis SALA MOLINS, professeur émérite de philosophie politique à la Sorbonne. Article tiré de « Historia Thématique », novembre-décembre 2002 « L’esclavage, un tabou français enfin levé »