Les minorités françaises ont besoin de leadership
28/11/2005

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Philippe Triay donne son avis sur les "minorités françaises". Il est à noter que cette chronique a été reçue avant l'annonce de la création du CRAN.

Par Philippe Triay

Les émeutes récentes ont à nouveau révélé, de manière particulièrement brutale et tragique, l’ampleur du malaise socioéconomique que vit notre pays. Ce malaise bien réel, ces drames quotidiens vécus dans les banlieues d’Ile de France tout comme dans celles de province, nous les connaissions, tout en feignant lâchement de ne pas les voir. La bombe à retardement vient de nous exploser au visage, laissant pantois les décideurs politiques et économiques, et la population dans un état de stupéfaction quasi catatonique.

Les réponses apportées demeurent pour l’instant pathétiques par leur manque d’ambition et d’imagination, à l’image de l’intervention télévisée du chef de l’Etat, dont les préoccupations sociales, s’il en a jamais eues, n’ont plus aucune crédibilité pour l’opinion.
Les émeutes ont également révélé l’aspect « communautaire » du problème. Cela n’a échappé à personne, les « jeunes », comme on dit, dans leur grande majorité, font partie des minorités d’origine africaine, maghrébine, ou antillaise. Ces minorités habituellement invisibles dans le paysage économico-politico-médiatique ont fait une irruption spectaculaire pour nous rappeler leur existence, jusque là confinée aux antipodes géographiques et symboliques de la conscience nationale.

L’éruption a eu lieu. Des mesures ont été annoncées à la va-vite, des centaines de millions, ou des milliards d’euros, seront peut-être débloqués à des fins de rééquilibrage social. Et c’est tant mieux, si cela se fait.
Cependant, et il faut dire les choses telles qu’elles sont, le problème de la représentation des minorités reste entier. « Cachez ce sein que je ne saurais voir », la République a pris un soin hypocrite tout particulier à ne pas identifier ses rejetons dont les ancêtres sont issus d’ex-colonies lointaines. Au nom des sacro-saints principes d’égalité et de fraternité… Tout le monde aurait les mêmes droits et chances au sein de la Mère Patrie. C’est beau, dans le texte. La réalité, nul n’est besoin d’être sociologue pour le constater, est moins souriante.

Alors qu’une simple ballade dans les grandes métropoles françaises nous laisse voir le mélange, la richesse et la diversité culturelles de notre nation, creuset de l’implantation de communautés multiples au fil des siècles, les sphères, particulièrement celles, décisionnelles – économique, politique et médiatique – demeurent désespérément monocolores.

En ce qui concerne le cinéma, la publicité, et plus généralement les productions audiovisuelles, les écrans parlent d’eux-mêmes. A de rares exceptions près qui ne trompent personne, et surtout pas ces « jeunes » dont on sous-estime l’intelligence et la perspicacité. Et s’il reste le sport et la musique, où la France se retrouve soudain « black, blanc, beur », leur dira-t-on que ce sont les seuls secteurs dans lesquels ils ont le droit de s’épanouir ? Certes, il reste aussi des postes de vigiles…
Mais il existe un autre problème de représentation, qui risque de faire perdurer la crise que nous traversons – le mot est pudique – et surtout de phagocyter toute initiative de la société civile au profit d’une récupération politique calculatrice et cynique : 2007, c’est déjà demain.

Déjà réduites à l’invisibilité sociale, les minorités n’ont pas de représentants visibles, et crédibles. La révolte anarchique et désordonnée des banlieues en est malheureusement restée à son stade primal : une émeute spontanée non relayée et non canalisée par des organisations politiques ou associatives issues des communautés minoritaires de la société française. L’effet de surprise n’explique pas tout. Il y a avant tout un manque de leadership.

La désorientation actuelle des jeunes Français d’origine africaine, antillaise, ou maghrébine, de la deuxième voire de la troisième génération, est certes imputable aux discriminations de toutes sortes dont ils sont les victimes, à des conditions socio-économiques déplorables, à leur marginalisation géographique, ainsi qu’à leur décalage par rapport à des modèles éducatifs et culturels qui ne leur font pas de place. Mais pas seulement.
Les jeunes issus de minorités, bien souvent comme leurs parents, ont perdu leurs repères historiques et manquent de modèles forts, et vivants, d’identification. Ils manquent de l’inspiration, de la vision prospective et de l’espoir que pourrait leur apporter une personnalité positive, charismatique, et, surtout, fédératrice.
Né en France, ayant des origines africaines et antillaises, résidant dans le « 9-3 », j’ai eu la chance de faire des études, notamment aux Etats-Unis, et de voyager. En particulier en Afrique. Cela ne fait certes pas de moi un spécialiste des questions d’intégration et de citoyenneté. Tout juste un observateur critique qui ne peut que déplorer la dérive lancinante d’une jeunesse déboussolée livrée au mépris des politiciens et à la violence d’un système économique injuste.

Les minorités en France n’ont pas encore acquis la densité politique, sociale et historique qui a permis aux Etats-Unis l’émergence de contre-pouvoirs structurés comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la National Urban League, et de leaders tels que Martin Luther King Jr, Malcolm X, Angela Davis, Kwame Ture (Stokely Carmichael), Andrew Young, ou Jesse Jackson, pour ne citer que ceux-ci, quelle que soit la manière dont on juge leurs actions. Portés par leur communauté, et grâce à la qualité de leur engagement, ils ont su bouleverser irrémédiablement, en leur faveur, un paysage socio-politique foncièrement hostile.
Cela relève d’une volonté et d’une mobilisation stratégiques. La simple dénonciation du système a fait, sans jeu de mot, long feu. Face à la violence, au mépris et au cynisme, il n’y a, pour les minorités, pas d’autre alternative que l’organisation.