Rwanda Actualité
Bulletin No 26
Semaine du 21 novembre 2005 La France a-t-elle été accusée à tort ?
Rwanda : retour sur le génocide
Deux auteurs relancent la polémique sur les massacres qui ont fait des centaines de milliers de morts au Rwanda il y a dix ans. Abdul Ruzibiza accuse le Tutsi Paul Kagame, l'actuel maître de Kigali, d'être lui aussi responsable d'un génocide. Et Pierre Péan dénonce ceux qui ont soutenu Kagame en fermant les yeux sur ses crimes
Faut-il récrire l'histoire du génocide rwandais ? A-t-on eu tort de porter un jugement négatif sur le rôle de la France et de lui attribuer une part de responsabilité dans cet événement ? N'est-ce pas Paul Kagame, le chef de l'armée des rebelles tutsis, aujourd'hui au pouvoir à Kigali - et soupçonné d'avoir commandité l'assassinat de l'ancien président hutu Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 -, qui est le véritable instigateur du génocide ? Y a-t-il eu, à l'ombre du génocide des Tutsis accompli par les partisans de Habyarimana, un autre génocide perpétré contre les Hutus par l'armée rebelle des Tutsis ?
Devant le Tribunal pénal international d'Arusha, les responsables de l'ancien régime, accusés d'avoir exterminé les Tutsis, nient presque tous l'existence même de ce génocide. Et le Tribunal n'a pas accepté, jusqu'à présent, d'inculper des criminels présumés de l'autre bord, en particulier Paul Kagame et certains membres du gouvernement actuel de Kigali.
Dix ans après les faits, la guerre de la mémoire bat son plein. Faute de documents vraiment nouveaux, la controverse se base essentiellement sur des témoignages individuels. En France, deux livres, très engagés, viennent de relancer le débat : celui d'Abdul Ruzibiza, ancien lieutenant de l'armée tutsie de Paul Kagame (1), qui dénonce les crimes ordonnés par son chef, et celui de Pierre Péan (2), qui reprend ces accusations contre le maître du Rwanda et fait le procès de tous ceux qui ont critiqué l'action de la France et soutenu les rebelles de Kagame en fermant les yeux sur leurs exactions.
Le lieutenant Abdul Ruzibiza est le témoin principal de l'enquête mené par le juge Jean-Louis Bruguière sur l'attentat contre l'avion du président Habyarimana. Il décrit avec une précision impressionnante le montage de cette opération, décidée au quartier général de l'armée rebelle et exécutée par un commando dont il était lui-même membre. Il relate aussi, en citant par leur nom un certain nombre d'autres témoins, les crimes commis par son armée, l'APR (Armée patriotique rwandaise) sous le commandement de Kagame. Les récits, détaillés et datés, sont souvent insoutenables. Il accuse le commandement de l'armée rebelle d'avoir, à partir de 1990, utilisé contre le régime hutu de Habyarimana une stratégie de la tension visant à provoquer des massacres de Tutsis en procédant à des assassinats ciblés et en entretenant en permanence le cycle attentats-représailles, dont les Tutsis étaient lesprincipales victimes. Il accuse le chef tutsiPaul Kagame d'avoir procédé à un génocide contre les Hutus dans les régions conquisespar l'armée rebelle et d'avoir eu comme seul objectif la conquête du pouvoir, sans tenir compte des risques de génocide contre les Tutsis. Selon Abdul Ruzibiza, l'attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana avait pour objectif essentiel de déclencher la grande tuerie des Tutsis par les Hutus, qui justifierait ensuite la prise du pouvoir par les forces rebelles de Paul Kagame.
Pierre Péan reprend l'essentiel de ce témoignage et le complète sur certains points par des documents inédits. Il confirme, par exemple, que des attentats mis sur le compte d'extrémistes du régime de Habyarimana ont été en fait perpétrés par des agents de l'armée rebelle dans le but de provoquer des massacres de Tutsis. L'auteur apporte également des informations précieuses sur un certain nombre d'opérations de désinformation mises en oeuvre par Paul Kagame et ses partisans pour nuire au régime de Habyarimana et à la France qui le soutenait. Il démontre, grâce à des documents inédits, que le témoignage du manipulateur Janvier Afrika, qui a servi de fondement, à partir de 1993, à nombre d'accusations portées contre la « maisonnée » de Habyarimana, était faux. Il révèle comment ont été fabriqués de toutes pièces des témoignages contre le père Wenceslas, prêtre rwandais, accusé de participation au génocide. Enfin, il met le doigt sur certaines faiblesses du rapport sur les exactions du régime de Habyarimana publié en 1993 par la Ligue internationale des Droits de l'Homme.
Toutefois, l'indignation de l'auteur contre les universitaires, les journalistes et les ONG « droits-de-l'hommistes » nuit parfois à la sérénité de l'enquête. Les silences sur les crimes de l'armée rebelle et les accusations portées par la presse contre le régime hutu de Habyarimana et contre la France seraient, selon lui, le produit d'un véritable complot international, fomenté par Kagame et ses amis en Europe et dans le monde. Pour faire passer sa thèse de l'universelle manipulation, l'auteur crédite la « diaspora tutsie » d'une « brillante intelligence » grâce à laquelle elle a su manipuler de nombreux milieux intellectuels. S'appuyant sur le témoignage d'un historien tutsi et sur des écrits d'anciens agents coloniaux belges, il évoque « la culture du mensonge et de la dissimulation qui domine chez les Tutsis ». Cette culture serait particulièrement développée dans la diaspora tutsie : « pour «revenir l'an prochain à Kigali», elle pratique avec efficacité mensonges et manipulations ». « Cette formation au mensonge a été observée par les premiers Européens qui ont eu un contact prolongé avec les Tutsis », précise l'historien cité par Pierre Péan. L'auteur mentionne un témoin de l'époque coloniale selon lequel la duplicité « fait de cette race l'une des plus menteuses qui soit sous le soleil ».
Les universitaires, hommes politiques ou journalistes qu'il accuse d'avoir soutenu larébellion tutsie sont durement malmenés : un « ancien séminariste qui n'aura pas assez de toute sa vie pour régler ses comptes avec l'Eglise catholique » ; un politicien belge, Jean Gol, ancien président du Parti libéral, qui « a milité toutesa vie pour Israël » et dont l'ascension politique a été « accompagnée par les francs-maçons ».Ou encoreFrançois-Xavier Verschave, ancien président de l'association Survie et pourfendeur de la politique africaine de la France ;il est assimilé « aux collaborateurs les plus excités du temps de Vichy », selon Jacques Vergès, cité par Pierre Péan. Bernard Kouchner, pour sa part, est crédité d'une « tendresse particulière pour le FPR» (Front patriotique rwandais) de Paul Kagame. Supputant un vaste complot, l'auteur semble attribuer une importancedémesurée au rôle joué par les intellectuels et les associations qui ont critiqué la politique française au Rwanda.
Certes, sur ce thème, Pierre Péan apporte un certain nombre de témoignages particulièrement intéressants, recueillis auprès des acteurs français qui étaient aux affaires à cette époque. Il blanchit Jean-Christophe Mitterrand, fils du président, de certaines calomnies qui avaient circulé à son sujet. Mais, une fois de plus, son enthousiasme pour la politique de François Mitterrand au Rwanda et son souci d'exonérer la France de tout reproche le conduisent sur un terrain mouvant. On en oublie complètement la nature du régime raciste que la France a soutenu pendant quatre ans à Kigali et la guerre, ouverte ou clandestine, qu'elle a menée aux côtés de l'armée rwandaise contre l'armée des réfugiés tutsis commandée par Paul Kagame. Même la mission parlementaire qui a enquêté sur la politique française au Rwanda a été plus sévère que Pierre Péan pour un certain nombre de choix fait par Paris. Et il est difficile de suivre l'auteur quand il nie toute ambiguïté dans la préparation de l'opération Turquoise : action humanitaire ou tentative désespérée de sauver les meubles de l'ancien régime ?
En tout cas, sur ce thème, Pierre Péan s'éloigne considérablement du lieutenant Abdul Ruzibiza, qui est par ailleurs l'un de ses principaux témoins à charge contre les partisans du FPR et du régime de Kagame. Or Ruzibiza écrit : « Nous continuons à penser aujourd'hui que la France a aidé les extrémistes hutus à organiser le génocide des Tutsis... [Les Français] connaissaient toutes les exactions perpétrées à l'encontre des Tutsis. Ils n'ont jamais levé le petit doigt pour dénoncer les actes des interahamwe (milices du parti de Habyarimana) et de la garde présidentielle. » Ou encore : « L'objectif de l'opération Turquoise était de ramener les extrémistes hutus au pouvoir. » Ces accusations sont sans doute excessives. Mais le fait que le gouvernement français ait tenu à rester jusqu'au bout, en juillet 1994, en relation avec les représentants du pouvoir génocidaire justifiait que des questions sur les intentions réelles de Paris soient posées.
La véritable histoire de ce drame n'a pas encore été écrite, pas plus que celle de l'ensemble des années les plus terribles que vient de vivre le Rwanda. Les crimes impunis du régime actuel de Kigali continuent de brouiller les perspectives. Car face aux révélations nouvelles et accablantes sur les exactions attribuées à Paul Kagame et à son armée, qui occupent aujourd'hui le devant de la scène, la réalité du génocide de 1994 contre les Tutsis tend à s'estomper. Déjà la vieille théorie du « double génocide » - ou plus simplement des « massacres ethniques » à l'africaine - refait surface. Au risque d'ouvrir la voie à un nouveau révisionnisme.
(1) « Rwanda. L'histoire secrète », par Abdul Ruzibiza, Editions du Panama, 500 p., 22 euros.
(2) « Noires Fureurs, Blancs menteurs », par Pierre Péan, Editions Mille et Une Nuits, 544 p., 22 euros.
François Schlosser
La violence au Rwanda
1959-1961 : révolution « sociale » au profit des Hutus. Fin de la suprématie des Tutsis, dont beaucoup se réfugient en Ouganda.
1963 : attaques d'exilés tutsis contre le Rwanda, suivies de représailles massives.
1973 : coup d'Etat du général Juvénal Habyarimana, qui instaure une dictature de Parti unique.
1990 : attaque de l'armée des exilés tutsis, suivie de l'intervention militaire française.
1993 : signature des accords d'Arusha sur le partage du pouvoir à Kigali. Leur application est bloquée par les extrémistes des deux côtés.
6 avril 1994 : attentat contre l'avion de Habyarimana et début du génocide des Tutsis.
22 juin 1994 : opération Turquoise, puis création d'une « zone humanitaire sûre » par l'armée française.
4 juillet 1994 : le FPR (Front patriotique rwandais) de Paul Kagame prend le pouvoir à Kigali.
8 novembre 1994 : création du Tribunal pénal international pour le Rwanda, à Arusha.
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Le Monde Document authors:
Le Monde
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