Edito du Monde
Le rap à l'index
LE MONDE | 24.11.05 | 14h09 • Mis à jour le 24.11.05 | 14h33
Est-ce parce que la France vit aujourd'hui sous le régime de l'état
d'urgence ? Toujours est-il qu'il y a, sur la droite de l'échiquier
politique, des parlementaires qui prennent bien des libertés avec
les libertés. A l'initiative de François Grosdidier, député UMP de
Moselle, 153 députés et 40 sénateurs ont demandé au ministre de la
justice, Pascal Clément, d'"envisager des poursuites" contre sept
groupes de rap. Nos vigilants censeurs reprochent aux groupes 113,
Smal, Ministère Amer, Lunatic et aux rappeurs Fabe, Salif et
Monsieur R de propager dans des cités, où ils jouent souvent le rôle
de haut-parleur, la haine de la France et "le commerce du racisme".
Le garde des sceaux a demandé au procureur général de Paris
l'ouverture d'une enquête.
Né à la fin des années 1970 dans les ghettos de Brooklyn et du
Bronx, à New York, le rap — qui vient du verbe to rap : scander,
proférer — va, dès le début des années 1980, s'incruster dans les
banlieues au point de faire de la France la deuxième nation du rap.
Parfois ludique, souvent provocant, le rap va devenir le vecteur des
colères, des rages mais aussi des attentes et des impatiences des
jeunes des cités. Il y a dix ans, la chanson de Joey Starr et Kool
Shen, du groupe Suprême NTM, Qu'est-ce qu'on attend, résonnait déjà,
par la violence de ses paroles, comme un cri d'alarme : "Ça fait
déjà des années que tout aurait dû péter/ (...)Mais qu'est-ce, mais
qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu/ Mais qu'est-ce qu'on
attend pour ne plus suivre les règles du jeu."
Le rap exprime la violence des banlieues. Il permet aux jeunes des
cités de hurler, avec leurs mots, leur rage contre une société qui
les laisse en marge. Il y a dans certaines paroles, des mots non
seulement excessifs mais inacceptables. "Quand j'vois la France, les
jambes écartées j'l'encule sans huile. (...) J'rêve de loger dans la
tête d'un flic une balle de G.L.OC.K.", profère le groupe Lunatic,
qui s'est séparé. "La France est une garce, n'oublie pas de la
baiser jusqu'à l'épuiser", scande Monsieur R.
Les chants de haine sont inadmissibles et il y a, dans l'abondante
production des rappeurs, des mots qui traduisent les dérives de
groupes ou de chanteurs qui recherchent la provocation. Il y a même,
dans certains textes, des relents de racisme ou de sexisme. Il ne
suffit pas de répliquer que l'hymne national, que d'aucuns
voudraient supprimer en ouverture des matchs de football, contient
lui aussi des paroles de violence — "Entendez-vous dans les
campagnes mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos
bras égorger vos fils, vos compagnes", etc. — pour justifier ces
dérapages du rap. Il n'est pas plus tolérable d'entendre siffler La
Marseillaise dans les stades de football que d'entendre des paroles
qui incitent à la violence ou à l'incivilité.
Mais il faut aussi raison garder. Les rappeurs ne font pas dans
l'angélisme et cultivent l'excès. Si leurs textes ont accompagné les
violences dans les banlieues, ils n'ont pas, à eux seuls, allumé
l'étincelle qui a provoqué ces trois semaines d'explosion. Il serait
donc absurde et attentatoire à une liberté d'expression de plus en
plus malmenée de poursuivre ces sept groupes de rap. Plus
globalement, les autorités et les élus de la nation, qui avaient été
prompts à dénoncer, à juste titre, les dispositions liberticides du
Patriot Act, promulgué par l'administration Bush après les attentats
du 11 septembre 2001, feraient bien de prendre garde à ce qu'on ne
recoure pas à des pratiques voisines dans notre vieille Europe.
Entre le renforcement — nécessaire — de l'arsenal de lutte contre le
terrorisme et, maintenant, cet état d'urgence qui semble gagner
aussi les esprits, on prend décidément trop de libertés avec les
libertés.
Article paru dans l'édition du 25.11.05
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-713752,0.html