Guadeloupe : "La situation économique a peu évoluée depuis la décolonisation"
LEMONDE.FR | 13.02.09 | 17h56 • Mis à jour le 13.02.09 | 18h38
rançoise Vergès, historienne et co-auteur de
Colonialisme et Colonisation française, analyse le conflit social en Guadeloupe et Martinique d'après l'histoire coloniale.
Vendredi 13 février sur France-Inter, le leader syndicaliste guadeloupéen Elie Domota a lancé : "Nous ne sommes pas des sous-hommes." Le mépris qu'il évoque est-il encore d'actualité dans la société française ?Françoise Vergès : Quand on
relit le rapport d'Aimé Césaire en 1946 au Parlement, qu'il demande la
fin du statut colonial, il décrit une situation qui est presque la même
que celle que décrivent les grévistes de Guadeloupe aujourd'hui.
C'est-à-dire qu'il n'y a pas de sentiment d'appropriation ou de
maîtrise de sa propre vie, de sa propre situation. L'outre-mer reste,
en France, un continent oublié. Les inégalités ont longtemps persisté :
il faut attendre la fin des années 1990 pour que l'égalité soit
effective. Dans les statistiques nationales, l'outre-mer est rarement
comptabilisé.
La question de l'histoire de l'esclavage a beaucoup évolué depuis quinze ans, mais avant 1998
[date du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage]il n'y avait pas de conscience que la France, pendant près de quatre
siècles, avait organisé la traite négrière et l'esclavage. Il y a
plusieurs raisons à ce sentiment d'être marginalisé : l'histoire,
l'éloignement géographique, l'état du foncier et la situation
économique dans ces terres.
Dans quelle mesure la société des DOM est-elle restée marquée par une culture coloniale ?Françoise Vergès : Cette société n'est pas restée
figée. Toute une part de l'économie reste dans les mains des
descendants des grands propriétaires d'esclaves, mais beaucoup de
petites et moyennes entreprises sont tenues par des descendants
d'esclaves. Néanmoins, il reste des immobilismes, qui ressortent dès
qu'il y a un mécontentement. La propriété foncière reste dans les mêmes
mains. A l'abolition de l'esclavage, les anciens propriétaires
d'esclaves ont été indemnisés pour leurs "pertes". Les affranchis n'ont
rien reçu, leurs anciens propriétaires sont partis avec un capital.
Tout le commerce d'importation est aux mains de ces descendants
d'esclavagistes, la situation économique est presque la même qu'à
l'époque de la décolonisation. Les gouvernements qui se sont succédé en
France ont toujours préféré favoriser l'assistanat plutôt que la
responsabilisation, malgré les demandes d'autonomie répétées.
L'économie de ces territoires est longtemps restée centrée sur le
sucre, la banane, l'ananas, des productions agricoles qui souffrent de
la mondialisation et qui sont de moins en moins viables. Aujourd'hui
l'emploi se concentre dans le secteur marchand et la fonction publique.
Il faut repenser cette économie, de façon viable et en fonction de
l'environnement. L'avenir de ces sociétés ne peut pas se penser dans
une relation exclusive avec la métropole, mais doit s'inscrire dans
leur région.
Les référence historiques, à l'esclavage
ou à la répression des émeutes de 1967, sont très présentes dans les
manifestations actuelles. Pourquoi ?Françoise Vergès : L'esclavage reste une source
importante de métaphores, d'analogies, de comparaisons. Cette mémoire
est restée forte, les habitants des DOM ne peuvent pas supporter que
cela reste un détail pour les habitants de la métropole. Le passé pèse
sur le présent, et pas seulement de manière abstraite : ces sociétés
sont issues de l'esclavage. Pour que ce passé devienne intégré, la
France doit reconnaître et célébrer la contribution des femmes et des
hommes de l'outre-mer. Pas seulement dans le sport ou la musique, mais
aussi dans les combats pour la liberté. Louis Delgrès
[figure historique de l'opposition à l'esclavage en Guadeloupe] est
aussi important que les autres héros de la Révolution française. Mais
les choses bougent : depuis plusieurs années, le sujet du passé
colonial et esclavagiste de la France devient actuel, avec les débats
sur les thèmes de la diversité, de la discrimination positive.
Propos recueillis par Rémy Maucourt
Jeu 22 Juil - 2:45 par jingjing