L’émouvant Pèlerinage des Africains chez Aimé Césaire, par Serge Bilé 20/06/2007 L’ancien
maire de Fort-de-France fête ses 94 ans le 26 juin 2007. Une forte
délégation sénégalaise composée d’une cinquantaine d’officiels et
d’artistes débarque pour l’occasion en Martinique pour rendre hommage à
celui qui fut le compagnon de route de Léopold Sédar Senghor. Chaque
année de nombreux Africains viennent ainsi voir Aimé Césaire. Plus
qu’une visite, c’est un pèlerinage qui fait écho à celui que les
Antillais accomplissent à Gorée. C’est
une petite bâtisse coloniale nichée au cœur de Fort-de-France. C’est
là, au premier étage, dans l’ancien bureau qu’il occupa à ses débuts
comme maire, qu’Aimé Césaire, 94 ans, reçoit, chaque matin. Un emploi
du temps chargé qui commence invariablement par la lecture de la presse
régionale et nationale. Suit alors le ballet des visiteurs : à 10h, un
jeune étudiant martiniquais venu l’interviewer pour un exposé qu’il
prépare sur son œuvre ; à 11h, un artiste haïtien pressé de lui
remettre un tableau; à midi enfin, un ministre congolais, de passage,
impatient de le rencontrer avant de reprendre l’avion.
On ne compte plus les
«amis»africains de tous âges et toutes origines qui défilent années après
années dans ce petit bureau, sans confort mais chaleureux, pour
témoigner admiration et reconnaissance au chantre de la négritude pour
son combat pour la dignité des Noirs. Et parmi eux, de hautes
personnalités qui, devant Césaire, se font pourtant
« aussi petit qu’un enfant ».
Le conservateur de la maison des esclaves de Gorée, Joseph Boubacar N’Diaye, a pleuré.
«J’ai les larmes aux yeux en souvenir de ce qu’il a fait pour l’Afrique et la diaspora». Césaire l’a consolé avec quelques mots en créole, une langue qu’il pratique pourtant rarement en public.
« Jodi a moin kontan parce que moin ka ritrouvé an frère. Moin ka ritrouvé l’Afrique ».
Même émotion chez l’écrivain sud-africain André Brink reçu un mois plus tôt et qui avoue d’entrée à Césaire :
« J’avais
envisagé au début de ma carrière de m’installer à Paris. C’est la
lecture de vos textes qui m’a décidé à retourner dans mon propre pays
natal ». Brink prend des notes pour ne rien perdre de cet instant,
puis la pause photo à côté de Césaire, avant de se faire dédicacer, aux
anges, le
Cahier d’un retour au pays natal. A la sortie, les yeux encore écarquillés, il exulte.
« J’ai
ressenti en moi le désir d’arriver à ce moment pendant des années et
des années. Et maintenant que je le vis, je suis sûr que je
l’emporterai avec moi pour le reste de ma vie ».
Abdou Diouf, l’ancien Président du Sénégal, ne dit pas autre chose, lorsqu’il confesse dans le livre d’or son
« affection et sa respectueuse admiration » après l’entretien que son
«maître et frère» lui accorde en mars 2005. Quelques pages plus loin, un anonyme sénégalais écrit, lui, simplement :
« Un rêve s’est réalisé. Rien ne sera plus comme avant. Joie immense pour un jeune étudiant devenu père de famille ». Albert
Tevoedjere, le représentant de l’ONU fait lui aussi le voyage, en
février 2005, pour rendre compte de sa mission de paix à… Abidjan.
D’origine béninoise, il évoquera également avec Césaire la bravoure du
roi Béhanzin, son illustre compatriote, qui fut déporté en Martinique,
en 1894, par les autorités françaises après la défaite de l’ex-Dahomey.
Césaire
impressionne ses visiteurs africains non seulement par sa stature mais
aussi par sa grande connaissance de l’histoire et de l’actualité de
leur propre continent. En mars dernier, recevant Alpha Blondy, venu
« le saluer et lui présenter sa fille », il s’enquiert des accords de paix signés quelques heures plus tôt en Côte d’Ivoire.
« Il est important que nous renforcions la solidarité Antilles/Afrique.
Plus que jamais, nous avons besoin de redresser l’image de l’Afrique.
Il ne faut plus que cette Afrique apparaisse comme une terre de
malheur. Nous devons nous rapprocher encore plus».
L’entretien
dure une bonne heure. Le chanteur est enchanté. Il enlace longuement
Césaire, lui offre une casquette aux couleurs orange, blanc, vert, de
son pays, puis lance, avant de s’éloigner, des
« merci papa ! » à n’en plus finir.
« Ce
Monsieur est pour nous Africains le symbole même du combat de tous les
Africains : développer le mind, développer le cerveau ! ».
Césaire
aime à raconter également à ses visiteurs des anecdotes sur les
dirigeants africains qu’il a côtoyés dans les années 50 sur les bancs
de l’assemblée constituante. Ainsi du député Félix Houphouët-Boigny,
qui souhaitait différer l’indépendance de la Côte
d’Ivoire pour mieux la préparer mais qui, mis devant le fait accompli
par le Général de Gaulle, confia, plein de dépit, à son collègue
martiniquais :
« Je suis arrivé sur le quai de la gare avec mon bouquet de fleurs, mais voilà, le train était parti ». En
plus des mots, les visiteurs africains de Césaire viennent souvent les
bras chargés de cadeaux. Ses étagères regorgent de masques africains et
de statuettes de toutes tailles. Une immense carte en couleur du Bénin,
faite de tissus, est accrochée au mur, non loin d’une canne en bois
sculptée, offerte par un médecin togolais. Dans la bibliothèque, quatre
petites photos d’une école de Conakry, portant le nom du poète
martiniquais, se détachent. On peut y lire dessous ce mot des élèves et
enseignants :
« A Monsieur Aimé Césaire avec tous les bons vœux de la Guinée. Bon anniversaire 2004 ».
Une
autre photo attire également le regard, celle de Nelson Mandela, que
Césaire n’a jamais rencontré mais auquel il voue une grande admiration.
Il a, comme tant d’autres, milité pour la fin de l’apartheid et la
libération du célèbre prisonnier sud-africain quand celui-ci
croupissait encore dans les geôles de l’apartheid. En juillet 1990, le
festival culturel de Fort-de-France, organisé par la mairie, lui était
même dédié.
Césaire se souvient de ce qu’il a éprouvé le jour où Mandela a été libéré.
« J’ai
senti en moi un carillonnement. Toutes les cloches en train de sonner :
Nelson Mandela ! Nelson Mandela ! Nelson Mandela ! C’est prodigieux la
vie de cet homme. Sortir de prison n’était peut-être pas le plus
difficile. Il y avait la réalité qu’il fallait affronter le lendemain.
Quelle maîtrise de lui-même il a montrée pour essayer d’établir le
dialogue et rétablir les Noirs dans leurs droits et faire prévaloir
l’avènement d’une Afrique du sud nouvelle, démocratique, non raciale et
fondée sur l’égalité. C’est vraiment un personnage admirable».
Mais
l’homme dont Césaire parle le plus à ses visiteurs, c’est évidemment
Léopold Sédar Senghor. Sa mort, en décembre 2001, l’avait bouleversé au
point qu’il refusa pendant plusieurs mois de l’évoquer en public.
Depuis, il ne cesse de redire son admiration pour le poète et ancien
Président sénégalais :
« Tous les jours, je lis Senghor.
Je le lis. Je le relis et quand je le relis, je retrouve tout mon
drame, tout mon itinéraire, toute notre époque. Senghor est pour moi un
poète fraternel ».
Senghor
et Césaire n’avaient pas la même conception de la négritude mais ils se
rejoignaient sur le fond. Le premier la définissait comme « l’ensemble
des valeurs économiques et politiques, intellectuelles et morales,
artistiques et sociales, des peuples d’Afrique noire et de leur
diaspora ». Le second, lui, voyait dans la négritude « la
reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de
notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais, contrairement à son ami, Césaire refusait de se laisser enfermer dans une approche raciale. « C’est
deux conditionnements différents mais en réalité il s’agit bel et bien
de la même négritude. Il est tout à fait évident que la négritude d’un
Antillais à la reconquête de son être ne peut pas être exactement la
même que la négritude d’un Africain qui n’a jamais douté de son être.
Il y a chez les Antillais une angoisse qui n’est pas une angoisse
africaine. Senghor n’a jamais douté. Il n’a jamais été déchiré. Il
était l’Afrique telle qu’en elle-même avec sa noblesse, sa dignité, son
histoire, son humanité, sa sagesse et sa philosophie. Et je pourrais
presque dire que m’apportant cela, il m’apportait aussi la clé de
moi-même ». A
Paris, Césaire côtoie d’autres intellectuels africains qui lui
apprennent sur lui-même. C’est le cas de l’historien Cheikh Anta Diop
qu’il rencontre fréquemment au quartier latin et qui fera scandale avec Nations nègres et cultures, son livre sur l’antériorité négro-africaine
de la civilisation égyptienne
. L’écrivain martiniquais sera d’ailleurs l’un des rares, sinon le seul, à le soutenir et à plébisciter « le livre le plus audacieux qu’un nègre ait jamais écrit » dans son fameux
Discours sur le colonialisme. Cheikh Anta Diop était à ses yeux un véritable pionnier. « C’est
un homme qui compte incontestablement dans le grand mouvement de réveil
de la culture noire et de la culture africaine. Son livre est
essentiel. Il concerne non seulement l’Afrique mais aussi sa diaspora.
Cheick Anta Diop a contribué a donné à l’Afrique son passé et en
redonnant à l’Afrique son passé, il a redonné peut-être son passé à l’humanité ». A
l’indépendance du Sénégal, Senghor, devenu Chef d’Etat, organise à
Dakar le premier festival mondial des arts nègres, dont Césaire est le
vice président. Le poète martiniquais est subjugué par la beauté du
pays et par une
« reine » chez laquelle une grande fête est donnée en son honneur en Casamance.
« Il
y avait là tous les gens distingués de la région et soudain j’ai vu
arriver une dame, petite, ronde, qui avait l’air très gentille et très
intelligente. J’ai failli me précipiter sur la scène tellement elle
ressemblait à ma grand-mère ! ». Dix
ans plus tard, en février 1976, c’est au tour de l’ami africain de
venir en Martinique. Visite historique et casse-tête diplomatique.
« Ça
a posé un véritable problème parce qu’un Président de la république ne
pouvait pas être invité directement par la municipalité de
Fort-de-France, se rappelle Pierre Aliker, l’adjoint à l’époque de Césaire.
Il a fallu passer par le gouvernement pour obtenir son accord et obtenir qu’il invitât Senghor à la Martinique ».
Le gouvernement français, hostile à ce rapprochement, traîna les pieds
mais finit, face à la détermination de Senghor, par céder.
L’amitié entre Senghor et Césaire n’empêchait pas les disputes parfois rudes entre les deux hommes.
« Césaire était très sévère avec son ami, mais Senghor lui a toujours donné l’absolution »,
explique Denise Wiltord, la sœur du poète martiniquais qui a assisté à
leurs querelles. Césaire, sourcilleux sur la question des droits de
l’homme, ira même jusqu’à signer une pétition pour exiger la libération
du premier ministre sénégalais Mamadou Dia, emprisonné en 1962 pour
avoir fomenté un coup d’état contre… Senghor. Ce dernier en fut
chagriné mais ne lui tint pas rigueur. Au nom de leur amitié.
Serge Bilé Sources :
- Entretiens de l’auteur avec Aimé Césaire
- «L'ami fondamental», documentaire d’Euzhan Palcy
- « Aimé Césaire/Une voix pour l’histoire », documentaire d’Euzhan Palcy
- « La manière nègre ou Aimé Césaire chemin faisant », documentaire de Jean-Daniel Lafond
Afrikarahttp://www.afrikara.com/index.php?page=contenu&art=1807&PHPSESSID=6a9bb3e80a81ba6004597b512b145992