Le Point, no. 1741
Economie, jeudi 26 janvier 2006, p. 64
Ces Français qui partent réussir ailleurs
Emmanuel Saint-Martin; Saïd Mahrane; F. A.; Armelle Vincent; Carole Duffréchou; Romain GUBERT
La faute au chômage. A la morosité. Mais aussi à la mondialisation du marché de l'emploi. Les jeunes Français ne résistent plus aux sirènes de l'Espagne, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne... ou même de pays beaucoup plus exotiques.
Benoît Garcia pianote depuis quelques minutes sur un ordinateur. Sous ses yeux, les offres d'emploi et les pays défilent. La Pologne ? La Grande-Bretagne ? Le Québec ? Cet ébéniste ne sait pas encore vers quelle contrée plus ou moins lointaine il va bientôt partir. Il s'en moque. Ce dont il est sûr, c'est qu'il bouclera à nouveau sa valise dans peu de jours. Comme il l'a déjà fait il y a quelques années, lorsqu'il est sorti de son école et que, déjà, parce qu'il ne trouvait pas de travail en France, il s'était exilé à Londres quelques mois. « J'adore la France. Mes amis, ma famille. Je n'ai pas l'âme d'un mercenaire. Mais je ne supporte plus d'attendre une amélioration de la situation économique. Cela fait plusieurs semaines que je cherche. Je ne trouve que des petits boulots dans la restauration, payés des clopinettes. C'est le néant. Je ne peux pas rester plus longtemps ici les bras croisés. » Ce jeune trentenaire plein de talent et de belles références - dans le passé, il a travaillé en CDD pour des artisans du faubourg Saint-Antoine, pour l'Assemblée nationale et l'aile Richelieu du Louvre - ne cherche pas particulièrement à faire fortune. Mais simplement à exercer ce métier qu'il aime tant. Quitte à faire des sacrifices. « Il y a quelques mois, je suis parti sur un chantier à Budapest, en Hongrie. Je ne touchais que 400 euros par mois, mais j'y ai vu des gens heureux, motivés, dynamiques... »
A deux pas de la Bastille, à Paris, l'Espace emploi international est un endroit étrange. C'est un peu le repaire de tous ces futurs exilés qui s'apprêtent à quitter la France. Un cuistot pour la Chine, un ingénieur pour l'Azerbaïjdan, un médecin pour la Finlande, un informaticien pour Munich... Dans cette agence gérée conjointement par l'ANPE et l'ancien Omi (Office des migrations internationales, rebaptisé récemment Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations - Anaem), une dizaine d'ordinateurs recensent des milliers d'offres d'emploi disponibles à l'autre bout du monde, dans des pays au nom exotique ou à deux pas, chez nos voisins européens. Derrière une table, un conseiller vante les mérites de tel ou tel continent. Un autre tente d'alerter un candidat au départ un peu trop naïf que refaire sa vie ailleurs ne résoudra pas forcément ses problèmes personnels. Larbi, 32 ans, a fait son choix. Ce sera le Québec. Ce jeune ingénieur diplômé en 2002 est au chômage depuis dix-huit mois après un CDD. Il a déjà engagé les premières démarches pour décrocher un visa de travail. Après avoir envoyé 200 CV dans des entreprises françaises, décroché quelques entretiens, des réponses toutes négatives, il jette l'éponge. « J'ai le sentiment d'être dans un cercle vicieux, comme si on avait dressé des barrières devant moi. En France, pour se loger, il faut un job. Pour décrocher un job, l'employeur veut quelqu'un avec de l'expérience... Partir à l'étranger n'a jamais fait partie de mes projets. Je voulais même construire ma vie ici. Mais je ne vois aucune autre solution. »
Les chiffres donnent le tournis. En dix ans, 600 000 Français sont allés chercher leur eldorado à l'étranger. Soit une augmentation de 40 % des départs par rapport à la décennie précédente. Rien que l'an passé, les inscriptions dans les consulats ont fait un bon de 14 %. Plus symbolique : en 2005, le nombre des Français installés à l'étranger a dépassé pour la première fois 2 millions. C'est une hémorragie. Selon un sondage de l'Apec (Association pour l'emploi des cadres), 65 % des jeunes fraîchement diplômés bac + 4 s'avouent même prêts à quitter l'Hexagone s'ils n'y trouvent pas d'emploi. Autre donnée qui donne la mesure du phénomène : 40 000 jeunes diplômés attendent actuellement un VIE (une sorte de service national d'un an à dix-huit mois dans une entreprise française installée à l'étranger). Pas étonnant dans un pays où 40 % des moins de 30 ans sont au chômage, ce qui en fait la lanterne rouge européenne.
Tout un symbole : certains ont même fait un business de ce nouveau « marché ». Tel le site Internet www.france-expatries.com (8 salariés et 160 correspondants internautes sur toute la planète) qui propose une multitude de conseils pratiques. « Il y avait un vrai besoin pour ceux qui veulent partir, mais aussi pour ceux qui vivent à l'étranger et qui se posent des tas de questions sur l'évolution de la législation en France », raconte Renaud Alquier, 26 ans, le patron du site créé en 2001.
La faute au chômage ? La faute au « déclin » de la France ? A ses rigidités ? Bien sûr. Mais pas seulement. En tout cas pas pour les jeunes diplômés des grandes écoles. Pour Jacques-Olivier Pesme, professeur à l'Ecole de management de Bordeaux, où le quart d'une promo (300 diplômés par an) choisit de partir à l'étranger pour une première expérience (contre moins de 7 % il y a encore dix ans), le phénomène est certes spectaculaire. Mais il correspond moins à une fuite pour cause de morosité ambiante qu'à l'évolution de l'économie. « Dans les années 60-70, ceux qui s'exilaient étaient des aventuriers ou des expat' traditionnels, envoyés par les quelques grosses entreprises françaises qui avaient des filiales à l'étranger. Mais, petit à petit, dans les années 80, les sociétés, petites et grandes, se sont ouvertes à l'Europe et le marché du travail s'est lui aussi européanisé. Tout comme les études, grâce aux partenariats européens entre universités. Aujourd'hui, c'est une conséquence de la mondialisation : la plupart des entreprises travaillent sur tous les continents et le marché du travail est lui aussi global. Et il est devenu plus simple pour un jeune qui veut absolument travailler chez L'Oréal d'envoyer son CV dans la filiale chilienne du groupe de cosmétiques en forte croissance qu'au siège à Paris, où il sera noyé parmi d'autres. » Même constat chez HEC : l'an passé, la grande école de commerce a vu 28 % de la promo 2005 quitter la France. Et moins par recherche d'exotisme que pour des raisons matérielles : il n'est pas rare qu'un jeune diplômé recruté dans un cabinet-conseil britannique ou à la City de Londres décroche un salaire de 50 000 à 70 000 euros par an...
Chez les scientifiques, la problématique est bien différente. Il ne s'agit pas tant d'eldorado que de survie. L'an passé, lors de la « révolte » des chercheurs, 1 500 scientifiques expatriés avaient pris la plume pour écrire à Jacques Chirac et dénoncer leur « exil forcé » dû à ce chiffre édifiant : en moyenne, trois ans après leur thèse, seul un tiers des doctorants ont trouvé un emploi stable en France. Quant à la crème de la crème, les « post-docs », 500 d'entre eux partent chaque année pour les Etats-Unis. Et une centaine ne reviendront jamais... Une situation d'autant plus édifiante que, selon des estimations fiables, le coût pour l'Etat de la formation d'un docteur dépasse 130 000 euros. Dans son petit bureau de l'Assemblée nationale, Jérôme Chartier, député du Val-d'Oise, s'inquiète de cette fuite des cerveaux qu'il qualifie d'« hémorragie ». Suffisamment, en tout cas, pour consacrer Les Entretiens de Royaumont, un colloque qu'il organise chaque année, au thème « Partir pour réussir ? ». Pour lui, il y a urgence. « Que des jeunes diplômés ou des jeunes scientifiques partent à l'étranger, c'est normal, les carrières de haut niveau doivent aujourd'hui compter un séjour à l'international. Et c'est très bien comme cela. Mais on ne peut plus laisser partir nos meilleurs chercheurs sans réagir : il faut les faire revenir. Et comme on ne peut pas les rattraper par la manche, nous n'avons qu'un seul moyen : rendre la France plus attractive. Fiscalement, mais pas seulement : en leur offrant des perspectives aussi séduisantes que celles des facs américaines ou des labos de recherche des grandes entreprises étran- gères. Il y a un marché des meilleurs et si nous voulons rester dans la course, nous devons les séduire. » Ses suggestions : à budget constant, il faudrait réorienter les priorités de la recherche publique française vers les secteurs de pointe comme les biotechnologies ou les nanotechnologies. Quitte à sacrifier une partie des budgets consacrés aux sciences humaines, beaucoup moins demandées.
Jeu 21 Déc - 3:04 par mihou