Le pacte secret d'Israël avec l'Afrique du Sud de l'apartheid
Chris McGreal
Au cours de la deuxième guerre mondiale, celui qui allait devenir le Premier ministre de l’Afrique du Sud de l’apartheid, John Vorster, fut interné par les autorités britanniques pour ses activités en faveur de l’Allemagne nazie. Mais trois décennies plus tard, cet homme sera accueilli en grande pompe à Jérusalem. Le journaliste du Guardian Chris McGreal, qui a effectué une grande partie de sa carrière tant en Afrique du Sud qu’en Israël-Palestine, vient de publier une longue enquête sur l’alliance militaire clandestine entre Israël et le régime de l’apartheid, qui trouva son point d’orgue avec le développement, en commun, de l’arme nucléaire.
Première partie d'un article déjà publié dans invités...
http://www.michelcollon.info/articles.php?dateaccess=2006-03-01%2011:00:36&log=invites
Il y a quelques années, à Johannesbourg, je rencontrai une femme juive, dont la mère et la sœur avaient été assassinées à Auschwitz. Peu après vint son tour d’entrer dans la chambre à gaz. Mais un miracle se produisit, et la mise à mort du groupe de condamnés dont faisait partie Vera Reitzer fut annulée au dernier moment. Vera Reitzer survécut à l’enfer d’Auschwitz, se maria peu après la guerre, et émigra en Afrique du Sud.
Sur place, elle adhéra, au début des années 1950, au Parti National (PN), qui venait de remporter les élections (réservées à la population blanche, NDR) sur une base ouvertement raciste et ségrégationniste. C’est à ce moment-là que le Premier Ministre du PN, Malan, introduisit au Parlement une nouvelle législation, qui rappelait furieusement les lois de Nüremberg adoptées par Hitler contre les Juifs : la « Loi portant recensement de la population » de Malan classait les Sud-africains selon leur race, elle interdisait le mariage et les relations sexuelles entre gens de couleur différente, et elle barrait aux Noirs l’accès à de multiples professions.
Vera Reitzer ne voyait pourtant pas de contradiction dans le fait qu’elle-même, survivante du génocide, puisse adhérer à un système rappelant de manière dérangeante, dans la philosophie qui le sous-tendait sinon dans l’amplitude de ses crimes, celui auquel elle avait réussi à survivre. A l’époque, elle pensait que l’apartheid était une nécessité, tant pour prévenir la domination par les Noirs, que pour endiguer le communisme, qui triomphait au même moment dans son propre pays d’origine, la Yougoslavie. Reitzer déclare aujourd’hui qu’elle était convaincue que les Africains étaient inférieurs aux autres êtres humains, et ne devaient par conséquent pas être traités en égaux. Je lui fis observer qu’Hitler disait la même chose à propos d’elle, en tant que Juive. Elle me demanda alors de mettre fin à l’entretien.
Reitzer n’était pas un cas isolé dans cette communauté juive d’Afrique du Sud, dont beaucoup de membres manifestaient de l’enthousiasme pour l’apartheid, et leur appartenance personnelle au Parti National. Au demeurant, elle était elle-même une représentante en vue de la communauté, travaillant dans l’Association des Survivants de l’Holocauste, alors que les Juifs qui militaient contre le système d’apartheid étaient au contraire fréquemment dénoncés par leur propre communauté.
De nombreux Israéliens repoussent avec horreur l’idée que leur pays, né sur les cendres du génocide et qui s’est construit sur les idéaux du judaïsme, puisse être comparé un instant à un régime raciste. Pourtant, pendant des années, la majorité des sud-africains juifs, non seulement n’ont pas lutté contre le système d’apartheid, mais ont au contraire prospéré sous son aile protectrice, même si quelques membres de cette communauté ont occupé une place éminente dans les mouvements de libération. A la même époque, les gouvernements israéliens, eux aussi, ont mis sous le boisseau les critiques d’un régime dont les dirigeants avaient antérieurement été des admirateurs d’Adolf Hitler. Pendant trois décennies, la célèbre « pureté des armes » -le terme employé par Israël pour vanter la supériorité morale de ses soldats- fut secrètement sacrifiée, dès lors que l’avenir de l’Etat Juif devenait si étroitement imbriqué avec celui de l’Afrique du Sud que les milieux dirigeants de la défense israélienne finirent par se convaincre que la relation avec l’Afrique du Sud était vitale pour leur propre pays.
L’antisémitisme Afrikaner
(Note du traducteur : l’histoire coloniale de l’Afrique du Sud a comporté plusieurs étapes. Au XVIIème siècle, la conquête du pays commence avec l’arrivée de colons d’origine néerlandaise, qui se définissent comme « Afrikaner », et parlent une langue très proche du néerlandais, l’Afrikaans. Mais l’Empire britannique pénètre à son tour le pays. Il entre en compétition avec les premiers colonisateurs, les Afrikaners. Il en résultera une guerre entre les deux camps, la guerre des « Boers » (1899-1902, Boer signifiant paysan en néerlandais, la colonisation ayant d’abord été rurale, avant le développement des ressources minières et industrielles du pays avec une main-d’œuvre noire privée de droits. Après 1902 et la défaite des Afrikaners, l’Afrique du Sud entre dans le giron de l’Empire britannique, sans que cela mette fin aux volontés « indépendantistes » -façon de parler, la majorité noire étant promise à une exploitation encore plus féroce- de la partie Afrikaner de la population blanche. En 1948, le PN Afrikaner gagne les élections comme on l’a vu plus haut, il construit le régime d’apartheid, et rompt officiellement ses derniers liens avec l’Empire britannique en 1961)
L’apartheid avait pour objectif d’introduire la ségrégation dans tous les domaines de la vie, du travail à la chambre à coucher, alors même que les Blancs dépendaient des Noirs, en tant que main-d’œuvre et domesticité. La ségrégation prit ensuite l’appellation de « développement séparé » et on créa les « bantoustans », ces cinq enclaves nominalement indépendantes, où l’on entassa des millions de Noirs sous la férule de potentats locaux, à la solde des dirigeants (blancs) de Pretoria, la capitale.
Lorsque le PN prit pour la première fois le pouvoir à Pretoria, en 1948, les Sud-africains juifs - dont la majeure partie était arrivée à la fin du XIXème siècle, fuyant les pogroms de l’Empire tsariste, en Lituanie et en Lettonie surtout - avaient quelques soucis à se faire. Une petite dizaine d’années avant de prendre les commandes du gouvernement, c’est-à-dire en 1937, Malan dirigeait en effet l’opposition à l’accueil des Juifs allemands pourchassés qui essayaient d’être admis en Afrique du Sud. « On a dit que je m’en prends maintenant aux Juifs en tant que Juifs. Eh bien, permettez-moi de vous dire que c’est parfaitement exact », se vantait ainsi Malan devant le Parlement sud-africain en 1937.
Les préjugés antisémites, dans la population Afrikaner, s’étaient développés depuis les succès économiques obtenus par des Juifs à partir des années 1860, consécutivement à la ruée vers les mines de diamant du Kimberly. Au début du XXème siècle, un envoyé spécial du journal The Manchester Guardian, nommé JA Hobson, racontait par exemple que la guerre des Boers était ressentie, sur place, comme une guerre conduite dans l’intérêt « d’un petit groupe de financiers étrangers, principalement d’origine allemande et de race juive ». Cinquante ans après, Malan et ses hommes étaient toujours habités par ces théories de complots. Hendrik Verwoerd, directeur d’un journal violemment antisémite, Die Transvaler, et futur auteur d’un projet de « Grand apartheid », accusait les Juifs de contrôler l’économie. Avant la seconde guerre mondiale, une confrérie secrète Afrikaner, la Broederbond -dont Malan et Verwoerd étaient membres- entra en relation avec les Nazis. Un autre membre de la Broederbond et futur Premier Ministre, John Vorster, fut interné pendant la seconde guerre mondiale (l’Afrique du Sud restant encore dominée par la Grande-Bretagne), pour ses liens avec les Nazis, et avec la milice fasciste locale des « Chemises Grises ».
Don Krausz, qui préside aujourd’hui l’Association des Survivants de l’Holocauste, est arrivé en Afrique du Sud en 1946, après être passé par les camps de concentration de Ravensbrück et Sachsenhausen, et il a perdu une grande partie de sa famille dans le génocide. « Les Nationalistes avaient un programme électoral fortement antisémite en 1948. La presse Afrikaans était méchamment anti-juive, on pourrait la comparer à ce qu’était le Stürmer dans l’Allemagne d’Hitler. Quand on était juif, à l’époque, on avait peur de l’Afrikaner. Ma femme est originaire de Potchefstroom, dans ce qui était alors la province très Afrikaner du Transvaal. Chaque fois qu’un Juif arrivait dans la localité, il pouvait être sûr d’avoir des ennuis avec les Chemises Grises. Il n’y a aucun doute que dans les villes et localités à prédominance Afrikaner, les Juifs étaient brimés. Et voilà que ces types prennent le pouvoir en 1948 ... On craignait le pire », se souvient Don Krausz.
Helen Suzman, laïque d’origine juive, fut pendant longtemps la seule voix anti-apartheid au parlement sud-africain. « Les Juifs ne craignaient pas une répétition du génocide, mais ils redoutaient l’adoption de lois raciales de type Nüremberg, par exemple des lois qui leur barreraient l’exercice de leurs professions respectives. Le nouveau gouvernement avait prévenu qu’il accentuerait la ségrégation raciale, et les Juifs se demandaient quel serait leur sort particulier », raconte-t-elle.
Mar 12 Déc - 5:35 par mihou