Tsahal traite les médias en ennemis (Le Monde 5-9-06)
Tsahal traite les médias en ennemis
Trop de journalistes sont blessés ou tués par l'armée israélienne, en
violation du droit international
Gaza, 27 août. Deux missiles israéliens frappent une voiture de l'agence
de presse Reuters. Un des deux journalistes est grièvement blessé. Les ONG
protestent. Tsahal réplique : ils " n'auraient pas dû être là ". Quelques mots,
quelques lignes relatent l'incident et on passe à autre chose. Les victimes dans
cette partie du monde sont si nombreuses, n'est-ce pas ? Au Liban, dans les
territoires palestiniens, en Irak. C'est vrai, il y a toujours plus grave.
Pourtant, cette nouvelle bavure des forces israéliennes mérite un peu plus
d'attention. Et pour des raisons qui ne sont pas forcément corporatistes.
D'abord, il ne s'agit pas d'une exception. Depuis 2000, plus de soixante
journalistes ont été blessés par balles alors qu'ils couvraient le conflit entre
Israéliens et Palestiniens. Dans l'écrasante majorité des cas, ces blessures ont
été occasionnées par des tirs israéliens. Pas moins de cinq journalistes ont été
tués. Eux aussi par des soldats de Tsahal. Cela fait beaucoup. Beaucoup trop si
l'on ajoute à cette liste les journalistes blessés ou tués par les bombardements
de cet été au Liban. D'autant que jamais les causes de ces " accidents " n'ont
été clairement établies, faute d'enquêtes dignes de ce nom. Et, bien sûr,
personne n'a été ni condamné, ni poursuivi, ni même inquiété. Ainsi l'intention
s'efface-t-elle derrière une fatalité qu'on s'empresse d'oublier.
Il y a plus. Ces dernières semaines apportent la preuve que les autorités
israéliennes ont désormais une conviction : elles peuvent, au nom de la sécurité
de leurs citoyens, faire taire ceux qui partagent et diffusent les points de vue
de leurs " ennemis ". On ne comptait déjà plus les radios et les télévisions
palestiniennes détruites durant la seconde Intifada. On a maintenant en mémoire
le bombardement des studios ou des émetteurs de plusieurs télévisions
libanaises. D'Al-Manar, la télévision du Hezbollah, à la chaîne LBC, une sorte
de TF1 à la mode beyrouthine.
Est-ce légitime ? La réponse est non. Catégoriquement non. Le droit
international l'affirme sans équivoque : en vertu des Conventions de Genève, les
équipements comme les installations des médias sont des biens de caractère civil
et bénéficient, à ce titre, de la protection qui leur est due. Même dans le cas
d'Al-Manar ? Oui, même dans le cas de cette télévision qui, selon Israël,
constitue une cible militaire légitime dans la mesure où elle relaie la
propagande de l'un des belligérants. Un argument spécieux : le droit
international humanitaire précise que la propagande, inhérente à tout conflit, a
pour but de soutenir le moral de la population et ne peut être considérée comme
un objectif militaire. Les " médias de propagande " ne remplissent en aucun cas
des critères comme la " contribution effective à l'action militaire " ou "
l'avantage militaire précis " requis pour justifier leur destruction.
Quant aux professionnels de l'information, ils bénéficient du même statut
que les personnes civiles et doivent être protégés en tant que telles. Rien,
absolument rien, n'autorise l'assimilation des journalistes en particulier et
des médias en général à des objectifs militaires.
Les autorités israéliennes ont manifestement choisi d'ignorer le droit.
Tout comme d'ailleurs l'OTAN quand ses forces ont bombardé, en pleine guerre du
Kosovo, les bâtiments de la télévision serbe de Belgrade, provoquant la mort de
16 personnes. Ou l'aviation américaine lorsqu'elle a détruit les locaux
d'Al-Jazira à Kaboul et à Bagdad. Hélas, la logique de guerre l'emporte toujours
sur le respect de ces lois. Même pour des pays qui se targuent d'être des Etats
de droit et d'en exporter le modèle de libertés et de démocratie.
Evidemment, les propos tenus sur certains de ces médias - par exemple, ce
feuilleton rageusement antisémite diffusé par Al-Manar - nous indignent, et
c'est un faible mot. Une indignation qui ne peut cependant justifier qu'on
transgresse les règles établies par la communauté des nations. Sans se
gargariser de grandes phrases, il faut rappeler que la fin ne justifie jamais
tous les moyens. Sauf à se déconsidérer et, du même coup, à disqualifier les
valeurs qu'on est censé défendre.
La liberté de la presse que chacun invoque du haut des tribunes, trémolos
dans la voix, n'est pas seulement valable pour soi-même et ses amis. Elle doit
aussi l'être pour ses ennemis.
Robert Ménard
Pierre Veilletet
Président de Reporters sans frontières
Secrétaire général
de Reporters sans frontières