Le Sionisme en question –
Analyse critique et psychanalyse approfondie d'une idéologie nationaliste
Interview de Jacqueline Rose auteur de « La Question de Sion » par Rosemary Bechler d'Opendemocracy
Dans son livre « la question de Sion», Jacqueline Rose applique les connaissances de la psychanalyse au monde intérieur de
la doctrine et des comportements sionistes.
Jerusalem : Opposition extrèmement virulente des anti sionistes religieux - Affichage: Sionistes Chiens
Jerusalem : Opposition extrèmement virulente des anti sionistes religieux - Affichage: Sionistes Chiens
La Nation comme traumatisme, le Sionisme comme question
Opendemocracy : votre livre « la question de Sion » est dédié à la mémoire d'Edward Saïd : son titre est un hommage à son
livre de 1979, « La question de Palestine ». En quoi cette étude est une suite du projet d'Edward Saïd ?
Jacqueline Rose : il y a dans l'œuvre de Saïd un aspect négligé, qui commence avec le chapitre clé du livre, « le Sionisme vu
sous l'angle de ses victimes » et qui continue avec l'essai de 1997, « des bases pour la coexistence ». Dans ce dernier, il dit :
« nous ne pouvons pas coexister comme deux communautés détachées l'une de l'autre et séparées sans communication dans la
souffrance. »
Il argumente en disant qu'il faut qu'il y ait une compréhension pas seulement de l'histoire de l'autre, mais de l'histoire de la
souffrance de l'autre. Il affirme aussi que « la cohésion interne et la solidarité d'Israël, des israéliens, comme peuple et
comme société, a pratiquement occulté toute compréhension des arabes en général. » Il le voit comme un échec.
Je crois que cette compréhension même de Saïd, a occulté les critiques à l'encontre d'Israël. Donc mon point de départ c'est
cette exhortation Gramsciesque* (historicisme) à quiconque veut naviguer dans l'histoire qui parcourt aussi l'oeuvre écrite
d'Edward Saïd : « de se savoir aussi un produit de l'histoire ». Il décrit le Sionisme comme ayant « une efficacité
traumatique immense » pour les palestiniens. Avec de tels commentaires, il fait une demande pour quelque chose de presque
impossible. De s'accrocher à la fois à deux émotions jumelles : l'empathie et la rage.
L'oeuvre de Saïd a souvent porté sur de telles luttes. Dans sont œuvre, cette histoire d'injustice est centrale mais en même
temps il croyait qu'il devait y avoir un certain niveau de compréhension ; avant tout, de pourquoi le Sionisme est si puissant.
Comment commande-t-il une telle allégeance apparemment inflexible ?
Le Sionisme – qui je crois a été traumatique pour les juifs comme pour les palestiniens – semble intouchable, ayant pénétré si
profondément au cœur de ce que les gens ressentent sur eux-mêmes. Miche Warschawski, (« Mikado »), le pacifiste vétéran
et auteur de « On the border » (Sur la frontière - 2005) le mentionne dans son commentaire disant qu'un vrai changement
nécessiterait une restructuration totale de l'identité.
Un autre lien très personnel à l'œuvre d'Edward Saïd se réfère de nouveau au fil Gramsciesque de sa pensée. Je pense qu'il
aurait voulu remettre au goût du jour l'histoire de l'opposition juive interne au sionisme. Il décrivait le but de la pensée
critique comme étant « de faire des différenciations là ou avant il n ‘y en avait pas ». J'aime penser que c'est ce que j'ai
essayé de faire à travers mon livre « La Question de Sion. »
OPDEM : le livre commence par clarifier le terrain médian que vous voulez occuper de façon à pouvoir faire ces
différenciations. Vous vous autorisez à fouiller « l'un des plus importants mouvements collectifs du XXème siècle » contre à
la fois ceux qui sont prompts à voir dans toute critique, de l'antisémitisme, et ceux qui s'opposent catégoriquement à quelque
chose qu'ils comprennent à peine. Mais cette position presque impossible à tenir ne risque t'elle pas de déplaire à tous ?
Quelles sont alors les chances de votre thèse provocatrice d'être correctement débattue ?
JR : Une ou deux revues folles m'ont accusée de comparer le sionisme au nazisme – une déformation sauvage de mon projet,
quelque chose que j'ai toujours explicitement rejeté. Mais, Ilan Pape, le plus controversé peut être des historiens israéliens
en Occident, et quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'estime, suggère que j'ai atteint mon but : de me frayer un passage clair
entre une identification enthousiaste avec le propre discours de l'état, et un chapelet d'insultes.
En même temps, la division de choc entre les pères fondateurs du sionisme et, plus tard, ses critiques « internes » peuvent
donner l'impression qu'Israël offre à ses citoyens (et en fait au reste du monde) seulement une identification létale ou une
dissidence radicale.
C'est une tragédie. Je n'aimerais pas – spécialement en vous parlant Rosemarie – sous estimer le nombre croissant
d'israéliens qui travaillent lentement, péniblement à la paix, en ayant des contacts avec les palestiniens et d'autres arabes.
Mais leur voix n'est pas efficace, et ils n'ont certainement pas de représentation politique.
Daniel Barenboïm a fait ce commentaire à une conférence pour commémorer Edward Saïd à Budapest que « il n'y a pas
d'opposition (en Israël) et que 1967 a tout changé. » Des partis religieux qui jusqu'alors étaient marginaux ont interprété la
victoire de 1967 comme un miracle, et ont appelé ensuite à la cohésion et l'expansion de l'état d'Israël. L'occupation post
1967 et la main d'œuvre bon marché palestinienne qu'elle a rendue possible ont détruit le socialisme comme principe de
motivation interne de construction de l'état.
Même dans les conditions décrites par Barenboïm aujourd'hui, le débat sur le Sionisme prend de l'ampleur. Le livre
extraordinaire de Bernard Avishai dans les années 70 (The tragedy of Zionism « (la Tragédie du Sionisme ») a été réédité
en 2002 ; « Le Mythe du Sionisme » de John Rose publié en 2004. Donc je suis dans le »mouvement » : beaucoup de gens
pensent qu'ils ont besoin de comprendre le phénomène. Mes chapitres principaux sont déjà entrain d'être traduits en
français et en hébreu. Est-ce que la discussion élargie que j'aimerai voir se développera ? On ne peut encore rien dire.
Sionisme et messianisme
OPDEM : Votre premier chapitre se penche sur l'
analyse de Gershom Sholem : comment le messianisme « une étrange mixture
de pouvoir politique et visionnaire » a influencé le Sionisme et ses penseurs principaux comme Vladimir Jabotinsky – qui à
son tour, argumentez- vous, peut avoir influencé Benyamin Netanyahu, et « bien d'autres personnes de la droite israélienne
d'aujourd'hui ». Emanuele Ottolenghi et Davis Cesarani ont réfuté de telles associations.
JR : Certaines critiques pensent que de faire un lien entre le sionisme et le messianisme c'est le déconsidérer. Ceci a été
longuement débattu entre sionistes : beaucoup de sionistes séculiers des débuts, et les premiers dirigeants d'Israël comme
Chaïm Weizmann, ont nié instamment devoir quelque chose au messianisme. Au lieu de cela, ils ont insisté sur le fait qu'ils
construisaient de façon rationnelle le territoire pour produire un habitat fortifié, sécurisé pour le peuple juif. Mais, je n'ai
pu m'empêcher de noter les résonances étonnantes entre le langage religieux de Gershom Sholem, et le ton apocalyptique des
discours de l'état d'Israël sur lui-même.
Dans les oeuvres des sionistes séculiers, j'ai en fait découvert un discours messianique d'un genre extraordinaire – incluant
un vocabulaire complexe de souffrance et de rédemption, des références fréquentes de David Ben Gourion et d'autres au «
rassemblement des exilés » (techniquement une référence apocalyptique) et les mentions de « rédemption » et du « Rocher
d'Israël » trouvé dans la déclaration d'indépendance.
Le même vocabulaire est employé aujourd'hui par des personnes comme Ariel Sharon qui envisage de résoudre le « problème
démographique » pour assurer que l'état conserve pour longtemps une majorité juive, comprenant une immigration de masse
de juifs, des obstacles mis à la naturalisation des arabes. De tels dirigeants refusent d'admettre qu'ils ont un plan
démographique comportant un élément messianique.
En fait, ils ne peuvent pas s'expliquer sur d'autres bases. Ils peuvent justifier le droit à un état juif sécurisé, en terme de
menace permanente existentielle contre le peuple juif. Mais ils ne peuvent seulement justifier le droit d'être une majorité
régnant sur les palestiniens – qui étaient là quand le Sionisme s'est établi – qu'en invoquant la Bible comme leur en donnant «
mandat ». Ceci permet à l'élément messianique présent dés le début du discours de devenir une réalité. Comme Ben Gourion («
chaque homme est son propre messie ») disait :
« Sans une impulsion messianique, émotionnelle, idéologique, sans la vision d'une restauration et d'une rédemption, il n'y
aucune raison pour laquelle même des juifs oppressés et défavorisés – devraient venir en Israël, parmi tous les endroits… »
OPDEM : Quel objectif aviez vous en recherchant les traces de la pensée messianique dans le sionisme et ses racines ?
JR : David Hartman, fondateur du Shalom Hartman Institute » (Institut Hartman pour la Paix) à Jérusalem, et auteur de « of
Israelis and the Jewish Tradition » (des Israéliens et de la Tradition Juive), affirme qu'Israël doit se défaire de son
identité messianique sinon Israël ne survivra pas et la prochaine génération s'éloignera du Judaïsme. Ceci, dit il, est le plus
grand défi que les deux (Israël et le Judaïsme) ont à affronter aujourd'hui.
Hartman, comme Martin Buber, semble plaider pour de lents intervalles dans le temps de l'histoire et leurs applications
quotidiennes. Son œuvre fait écho à l'identification de Sholem avec le combat pour l'âme de la nation d'Israël, entre la
justification mystique et cosmique de l'état, et une religion qui doit elle-même se détacher des notions de pouvoir national.
Yeshayahu Leibovitz, distingué philosophe qui critiquait ouvertement l'état d'Israël, un farouche religieux orthodoxe, lui
aussi argumentait sur le fait que la tentative d'Israël de se justifier en termes religieux frôlait le fascisme.
C'est à la fois Hartman et Liebovitz qui m'ont aidé à me confronter au travail inspirant de Gershom Sholem qui a écrit à
Jérusalem alors que le sionisme prenait forme autour de lui. J'avais besoin de savoir pourquoi il voulait revisiter le
mysticisme juif à un tel moment, et comme je progressais, c'est devenu plus clair que cela venait de sa peur du messianisme et
sa conviction que la tradition juive contenait quelque chose à la fois de démoniaque et de créatif qui avait été entravé et
réprimé, et qui pouvait expliquer la ferveur de la vie juive contemporaine.
Sholem aimait la vision messianique, et voulait restaurer la tradition. Mais il sentait que le faux messianisme séculier dans
lequel l'état était déifié comme l'accomplissement emblématique de la mission divine, était entrain de devenir dominant en
Israël.
Le motif messianique est omniprésent dans la culture des colons. Cela était évident chez ceux de Gaza qui affirmaient que
leur allégeance allait à la terre et non à l'état – parce que la terre est le commencement de la rédemption d'Israël. Mais, un
autre colon, Rabbi Menachem Fruman, de Tekoa en Cisjordanie, a dit à Haaretz (quotidien israélien) qu'il resterait – parce
que ceci était le début, non pas de la rédemption, mais de la paix, et qu'il vivrait côte à côte avec les palestiniens. C'était un
moment merveilleux : un discours messianique se contemplant et produisant une vision progressiste prête à mettre de côté sa
militance pour le bien de vivre d'une autre façon.
Ce vocabulaire de rédemption n'est pas seulement utilisé par les juifs qui se proclament eux-mêmes messianiques. Neturei
Karta, et au moins deux autres groupes explicitement messianiques se sont opposés de façon virulente au Sionisme depuis ses
débuts. Ils le voient comme une parodie, se basant sur le fait que la rédemption ne peut être accomplie de notre propre
initiative, mais seulement à travers la volonté divine.
Le Sionisme et le nationalisme
OPDEM : Vous soutenez que le Sionisme est « un exemple merveilleux » du travail du psyché dans la constitution de l'état
nation moderne. Il a été importé au Moyen Orient, et vous continuez en disant « un concept d'Europe centrale de
nationalisme intégré – nationalisme fondé sur l'ethnicité et le sang- qui était sur la voie du déclin ». Peut être est-il en crise
et non en déclin – alors ou actuellement – autant que nous pouvons en convenir.
JR : L'effondrement de la Yougoslavie nous enseigne que cela ne s'est pas estompé. Le biographe de Théodore Herzl, Amos
Elon, décrit (dans A Blood- Dimmed Tide) le coût tragique du succès sioniste : « quand la religion est vue primitivement
comme une quête d'identité, cela vient au dépend d'autres valeurs plus élevées, la charité et la compassion » Il ajoute, « (en)
dernière
analyse, comme Karl Kraus avait prévenu, chaque idéologie gravite autour de la guerre ».
Ahad Ha'am, le génie autodidacte d'Odessa, avait compris cela dans les années 30- 40 : il a posé la question de savoir si cela
était possible de combattre pour une identité qui se définissait elle-même en termes ethnique et religieux, quand on la
reconnaît aussi comme provisoire et contingente.
Là aussi, Edward Saïd est un exemple. Quand les gens demandent pourquoi mon livre ne contient pas de critique du
nationalisme arabe ou palestinien, je cite l'utilisation tardive par Edward Saïd de l'humanisme et de la musique (ce qui est
crucial) pour proposer une différente forme d'identité nationale : modulée, subtile, souple, ouverte et consciente de sa
dimension provisoire. Ceci est certainement une question pour notre époque : si on peut avoir ou pas une identité qui connaît
ses limites. C'est là aussi un sujet à traiter. De toute façon, les vagues appels au cosmopolitisme n'ont pas non plus de
réponse.
Note en marge de ce passage
OPDEM : Vous dites, plutôt énigmatiquement, qu'Edward Saïd n'aurait pas été d'accord avec tout ce que vous avez écrit dans
ce livre.
JR : il m'a demandé une fois si j'écrivais une apologie du Sionisme. Je pense qu'il n'aurait jamais été d'accord avec ceux qui
avancent que de demander aux palestiniens de comprendre le Sionisme c'est comme de demander à une victime d'un viol de
comprendre le violeur. Mais je peux voir que mon pari dans le livre « d'analyser la façon de penser du Sionisme sans
préjuger de ce qui pourrait en sortir» aurait pu lui paraître comme risquer une identification de trop. Il aurait été très
inquiet que les tentatives de comprendre et d'être en empathie avec la situation difficile des juifs ne doivent pas devenir une
apologie pour l'état d'Israël. Bien qu'il n'ait jamais désigné Israël comme un état illégitime, il était bien sûr très critique sur
sa fondation. Mais bien qu'il soutenait le droit au retour des réfugies palestiniens, plus tard, il a parlé de l'injustice qui
serait commise si les israéliens étaient maintenant chassés de chez eux comme l'avaient été les palestiniens en 1948. Sa
position était absolument claire politiquement en ce qui concerne l'injustice dont ont souffert les palestiniens, mais aussi
complexe dans ses expressions si souvent ignorées.
Mer 23 Aoû - 1:04 par mihou