Avertissement à Israël
La bataille de Bint Jbeil envoie des signaux de fumée
par Robert FISK pour Counterpunch
traduit par Catherine-Françoise KARAGUÉZIAN
28 juillet 2006
Qlaya, Sud-Liban
Est-il possible - est-il concevable qu'Israël soit en train de perdre sa guerre au Liban ?
De ce village sur les collines au sud du pays je regarde des nuages de fumée ocre et noire s'élever de l'endroit où Israël a
subi son récent désastre dans la ville libanaise de Bint Jbeil : 13 soldats israéliens ou davantage y ont été tués et d'autres se
sont retrouvés encerclés après une embuscade meurtrière tendue par les combattants du Hezbollah là où les Israéliens
avaient prévu de remporter une victoire militaire contre un « centre terroriste ».
À ma gauche, de la fumée s'élève également de la ville de Khiam où seules les ruines d'un poste de l'ONU commémorent la
mort des quatre casques bleus tués par l'aviation israélienne mardi, presque tous décapités par un missile de fabrication
américaine.
Des soldats indiens des forces onusiennes au Sud-Liban, manifestement bouleversés et horrifiés de devoir ramener leurs
camarades du Canada, de Fidji, de Chine et d'Autriche en plus de 20 morceaux du poste des Nations-Unies, pourtant
clairement signalé, jusqu'à la prison de Khiam, ont déposé leurs dépouilles à l'hôpital de Marjayoun.
Au cours des dernières années, j'ai passé des heures en compagnie de leurs camarades dans ce poste de l'ONU, clairement
signalé en bleu et blanc et arborant le drapeau bleu pâle des Nations Unies face à la frontière israélienne. Ils avaient pour
mission de rapporter tout ce qu'ils observaient, aussi bien les missiles que le Hezbollah tire sans scrupules à partir de Khiam
que les brutales représailles israéliennes contre les civils libanais.
Est-ce pour cela qu'ils ont dû mourir, après avoir été pendant huit heures la cible de tirs, tandis que leurs supérieurs
suppliaient les Forces de Défense Israéliennes de cesser le feu ? Un hélicoptère israélien, de fabrication américaine, s'est
chargé d'eux.
Cependant, à Bint Jbeil, un autre bain de sang prenait place. Alors qu'ils prétendaient « contrôler » cette ville du Sud-Liban,
les Israéliens foncèrent tête baissée dans un piège du Hezbollah. Dès l'instant où ils s'engagèrent sur la place déserte du
marché, ils se firent attaquer de trois côtés et leurs soldats s'effondrèrent, tombés sous le feu nourri des fusils. Les soldats
israéliens restants, encerclés par les « terroristes » qu'ils étaient censés liquider, désespérés, appelèrent des renforts, mais
un tank Merkava israélien ainsi que d'autres véhicules qui venaient les secourir se firent également attaquer et incendier. Il
est possible que jusqu'à 17 soldats soient morts jusqu'à présent au cours de cette opération désastreuse.
La lutte pour le contrôle du Sud-Liban atteint des dimensions épiques, mais, vus des hauteurs qui surplombent Khiam, les
Israéliens semblent en mauvaise posture. Leurs F-16 tournent, dans la lumière vive du soleil à son apogée - de petits poissons
d'argent dont le murmure augmente de volume lorsqu'ils plongent en piqué et leurs bombes explosent au dessus de l'ancienne
prison, où les combattants du Hezbollah tiennent encore bon ; de l'autre côté de la frontière, je distingue des incendies qui
rougeoient au flanc des collines israéliennes et de la fumée qui tournoie au dessus de la colonie juive de Metulla.
Ce n'est pas ce qui avait été prévu, quinze jours après le début de l'attaque du Liban par Israël. Les Katyushas s'envolent
toujours par deux du Sud-Liban, clairement visibles à l'oeil nu, panaches blancs qui accompagne le pilonnage des collines et
des villes frontalières d'Israël.
Alors, est-ce la frustration ou la vengeance qui entretient la persistance d'Israël à bombarder des innocents ? Aux petites
heures, il y a deux jours, j'ai été tiré de mon sommeil par une explosion phénoménale qui a fait trembler les fenêtres et a
secoué les arbres dehors ; un unique éclair a illuminé le ciel en direction de l'ouest, au dessus de Nabatiyeh.
Une famille entière, sept personnes au total, venait de se faire annihiler.
De plus, comment expliquer que, provoquant l'extrême inquiétude des travailleurs humanitaires qui opèrent au Liban - les
Israéliens aient bombardé deux ambulances à Qara, tuant deux des trois blessés qu'elles transportaient ? Les ambulanciers
ont tous été blessés, l'un d'eux au cou par un éclat d'obus, mais ce qui inquiète le plus la Croix Rouge libanaise est que les
missiles israéliens avaient transpercé le centre exact de la croix rouge peinte sur le toit de chacun des deux véhicules. Ces
vrais croyants se seraient-ils servi des croix comme points de mire ?
Le bombardement de Khiam a déclenché des incendies de broussailles sur les collines en dessous de Qlaya, dont la
population composée de chrétiens maronites s'est rassemblée sur la route en surplomb comme les spectateurs d'une bataille
au XIXe siècle. Khiam est - ou plutôt, était - un charmant village aux arches de pierre taillée et aux fenestrages sculptés,
mais outre le poste bien visible des Nations Unies dont ils ont massacré les occupants, les Israéliens y visent la célèbre
prison où, avant le retrait d'Israël en 2000, des centaines de membres du Hezbollah et parfois des membres de leurs
familles ont été détenus et torturés à l'électricité par l'Armée du Liban Sud (ALS), cette milice au service d'Israël.
C'est ce même complexe pénitentiaire, que le Hezbollah avait transformé en « musée de la torture » après le retrait d'Israël,
que feu Edward Said avait visité peu avant son décès. La particularité la plus notable de cette forteresse datant du mandat
français est cependant l'existence de profondes cellules souterraines où les membres du Hezbollah étaient détenus à
l'origine. Ce sont ces mêmes hommes qui, aujourd'hui, combattent les Israéliens et s'abritent de leurs tirs dans ces cellules
souterraines où ils languirent jadis ; ils y stockent peut-être même une partie de leurs missiles.
À Marjayoun où l'ALS avait autrefois son QG, non loin de Qlaya, les troupes libanaises tentent d'empêcher les combattants
du Hezbollah de tirer de nouveaux missiles sur Israël depuis les rues de la ville grecque catholique. La nuit, l'armée libanaise
envoie des soldats patrouiller par sept les rues sombres des deux villes au cas où le Hezbollah attirerait sur nos têtes de
nouvelles bombes israéliennes.
Vue de Beyrouth, la folie des nations occidentales suscite autant l'amusement que l'horreur, mais lorsque, depuis ces villages
sur les collines, on a écho des projets de restructuration du Liban de la secrétaire d'état américaine Condoleezza Rice, on se
dit que vraiment, parfois, l'être humain se raconte des histoires à dormir debout. D'après les correspondants américains qui
accompagnent Mme Rice durant sa visite au Moyen-Orient, elle proposerait l'intervention, sous l'égide de lOTAN, d'une
force internationale le long de la frontière libano-israélienne, pour une durée de 60 à 90 jours, afin de s'assurer du respect
d'un cessez-le-feu, le déploiement sur l'ensemble du territoire libanais d'une force élargie de l'OTAN avec pour mission le
désarmement du Hezbollah puis la remise à niveau de l'armée libanaise avant qu'elle ne soit déployée le long de la frontière.
Ce plan, qui, à l'instar de toutes les propositions américaines concernant le Liban, correspond exactement aux exigences
d'Israël, atteint le même degré d'arrogance que cette déclaration du consul israélien à New York, qui affirmait la semaine
dernière : « la plupart des Libanais apprécient ce que nous faisons ».
Mme Rice se figure-t-elle que le Hezbollah est d'accord pour être désarmé ? Par l'OTAN, qui plus est ? N'y a-t-il pas déjà
eu une force de l'OTAN à Beyrouth qui s'était hâtée de quitter le Liban lorsqu'un groupe proche du Hezbollah avait
bombardé la base de Marines américains à l'aéroport de Beyrouth en 1983, tuant 241 soldats américains ainsi que des
dizaines de soldats français quelques secondes plus tard ? Qui peut donc penser que les forces armées chiites ne feront pas
la même chose à une force d'« intervention » de l'OTAN ? Les Américains parlent de mettre des soldats égyptiens et turcs au
Sud-Liban : des sunnites chargés de faire la loi en territoire chiite.
Cela fait des années que le Hezbollah attend et se prépare, des années qu'il rêve de cette nouvelle guerre, même si nous
considérons qu'il agit de manière impitoyable. Il ne va pas abandonner ce territoire, qu'il a libéré de l'armée israélienne au
cours d'une guérilla de 18 ans et surtout pas à l'OTAN sur les ordres d'Israël.
C'est ce que prouve l'assaut subi hier par l'armée israélienne à Bint Jbeil. Le problème, c'est que les États-Unis considèrent
cette boucherie comme une « opportunité » et non comme une tragédie, l'occasion d'humilier ceux qui soutiennent le
Hezbollah depuis Téhéran et de donner un coup de pouce à l'avènement du « nouveau Moyen-Orient » que Mme Rice a évoqué
de façon si désinvolte cette semaine.
C'est pour Israël que le temps commence à manquer au Sud-Liban. Pour la cinquième fois en 30 ans, ses attaques le font
accuser de crimes de guerre au Liban. Quatre cent victimes civiles sont désormais à déplorer. Néanmoins, les États-Unis ne
veulent toujours pas intervenir afin d'éviter le carnage, ne serait-ce qu'en appelant à un cessez-le-feu de 24 heures qui
permettrait aux 3 000 civils, dont plusieurs ressortissants étrangers, toujours pris au piège entre Qlaya et Bint Jbeil, de
s'enfuir.
Le seul civil à emprunter ces routes périlleuses qui mènent à Qlaya était un gardien de chèvres, menant ses bêtes entre les
énormes cratères creusés par les bombes dans l'asphalte. En lui parlant, je découvris qu'il était sourd comme un pot et
n'entendait manifestement pas les bombes. En cela, il avait beaucoup en commun avec Condoleezza Rice.
Robert Fisk est reporter au quotidien britannique The Independant, il est auteur de Pity the Nation (« Plaignez la nation (1)
») Il contribue également à la collection The Politics of Anti-Semitism de Counterpunch. Son dernier livre est The Conquest
of the Middle East ( « La conquête du Moyen-Orient »).
1. Allusion à un passage du Jardin du Prophète du poète libanais Gibran Khalil Gibran :
« Amis et compagnons de route, plaignez la nation emplie de croyances et vide de religion. Plaignez la nation qui se vêt d'une
étoffe qu'elle n'a pas tissée, qui se nourrit d'un pain qu'elle n'a pas moissonné, qui s'abreuve d'un vin qui ne coule pas de
ses pressoirs. Plaignez la nation qui acclame le tyran en héros et qui trouve magnifique le conquérant aux éblouissants atours.
Plaignez la nation qui n'élève la voix que pendant les enterrements, qui ne se vante qu'au milieu de ses propres ruines, et qui
ne se rebiffe que lorsque son cou est pris entre l'épée et le billot. Plaignez la nation dont l'homme d'état est un renard, le
philosophe un saltimbanque, et dont le seul art est celui de la compilation et de l'imitation. Plaignez la nation qui accueille son
nouveau dirigeant en fanfare, accompagne son départ de huées, tout cela pour recommencer et en accueillir un autre en
fanfare. Plaignez la nation divisée en fragments, et dont chaque fragment se considère comme une nation. »
Le jardin du Prophète (1934)
Traduction de l'extrait Catherine Françoise Karaguézian
http://www.egueule.com/traductions/Fisk_avertissement_a_Israel_juillet_2006.htm