L'intégration par le sport est un miroir aux alouettes " (Le Monde 9-7-06)
PAP N'DIAYE , CHERCHEUR À L'ECOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
(EHESS), HISTORIEN DES MONDES NOIRS
" L'intégration par le sport est un miroir aux alouettes "
Pourquoi l'équipe de France, à la différence des autres, compte-t-elle
autant de joueurs noirs ?
Encore exceptionnelle dans les années 30, la présence de Noirs dans
l'équipe de France s'est accentuée à partir de ces années 1960-1970, années où
les flux migratoires venant des anciennes colonies se sont développés. Or, la
France a eu un empire colonial plus vaste que ne l'a été celui de pays comme
l'Italie ou l'Allemagne. La Grande-Bretagne, si elle a eu un grand empire, n'a
que très peu de joueurs qui en sont issus. Car outre-Manche, il a longtemps
existé une réticence à l'emploi de joueurs noirs dans l'équipe nationale. En
France, on a intégré plus simplement les joueurs de couleur, au nom de leur
qualité propre, et non de leur couleur de peau. Ainsi, les joueurs de l'équipe
de France retracent une carte de l'ancien empire français presque complète, à
l'exception de l'Indochine : on y retrouve les vieilles colonies (Martinique,
Guadeloupe, Guyane), l'Afrique du nord (Algérie), l'Afrique occidentale
française (Mali, Sénégal) et même l'Afrique équatoriale française (Congo).
Comment expliquer qu'il y ait une telle identification à cette équipe de
France ?
L'attachement à l'équipe nationale n'est pas affaibli par le fait qu'elle
compte une majorité de joueurs noirs. Au contraire. Beaucoup de ceux qui
descendent sur les Champs-Elysées sont issus de l'immigration et s'identifient
d'autant plus à cette équipe qu'elle représente la diversité. Il y a une double
identification : une identification nationale à la France et une identification
que j'appellerai " minoritaire ". Les minorités visibles éprouvent une fierté
supplémentaire à ce que des hommes d'origine non métropolitaine fassent gagner
la France. Les minorités savent très bien d'où viennent les joueurs. Chacun se
projette sur un joueur qui vient de la même région que lui.
N'y a-t-il pas un paradoxe à ce que la société aujourd'hui soit fière des
joueurs noirs, alors qu'il y a huit mois, au moment des émeutes de banlieues,
les Noirs étaient stigmatisés ?
Pour la population en général, il se produit un phénomène de
déracialisation. La notoriété des joueurs tend à gommer les stéréotypes les plus
négatifs qui pèsent sur l'apparence noire. On peut donc être un supporter
enthousiaste de Henry, Vieira et Thuram, et dans le même temps avoir un
comportement discriminatoire, raciste.
L'intégration par le sport n'est-elle pas un mythe ?
Les Noirs sont loin d'être aussi présents dans les autres secteurs de la
société.
C'est un double mythe. Car d'une part cela concerne une toute petite
minorité de personnes. L'intégration par le sport est un miroir aux alouettes
qui peut pour certains avoir des conséquences dramatiques. D'autre part le
sport, même lorsqu'il s'exprime de façon joyeuse, n'abolit pas les stéréotypes
racistes qui veulent notamment que les Noirs se caractérisent par leurs
prouesses sportives, leurs forces physiques : elles les renforcent au contraire.
Personne n'est donc surpris de voir que les Noirs réussissent en sport. Pas même
les racistes. Pour que les victoires sportives favorisent la lutte contre les
discriminations, il faudrait que les joueurs s'investissent, de manière plus
évidente, dans des domaines extra-sportifs, dans la vie civique. Or ce n'est pas
encore le cas, à l'exception de Lilian Thuram qui a, lui, fait preuve d'un
énorme courage alors que tout va dans le sens d'une dépolitisation du sport. La
diversité est normale dans le sport en raison de la force présupposée supérieure
des Noirs, mais il faudrait qu'elle s'étende dans des secteurs où elle n'a
justement pas lieu d'être aujourd'hui. Même dans le sport c'est sur le terrain
que les Noirs sont présents, pas dans les instances dirigeantes, à l'exception
du président de l'Olympique de Marseille, Pape Diouf.
Propos recueillis par Laetitia Van Eeckhout