Le Monde
Economie, vendredi 12 mai 2006, p. 15
ÉCONOMIE & FINANCES
Aide au développement : « Le tout ou rien est impossible là où la corruption est endémique »
Jean-Michel Severino, directeur général de l'Agence française de développement, plaide pour « plus de pragmatisme et de souplesse dans la forme, comme dans le choix des bénéficiaires »
Propos recueillis par Alain Faujas et Eric Le Boucher
Au moment où son montant augmente à nouveau, l'aide publique est-elle devenue plus efficace ?
L'aide publique au développement (APD) a dépassé 100 milliards de dollars en 2005 (78 milliards d'euros). Effectivement, elle augmente depuis peu après des années de baisse, mais il faut relativiser ce rebond. Une proportion non négligeable est désormais constituée d'annulations de dettes et des aides américaines à l'Irak et à l'Afghanistan. En outre, elle se préoccupe de nouveaux sujets, comme la biodiversité, le climat et les pandémies.
Sur le strict aspect de son efficacité pour le développement, la réponse est positive. L'aide a failli disparaître, faute de pouvoir prouver son utilité. Désormais, elle s'est donné des objectifs mesurables, par exemple ceux du Millénaire des Nations unies sur la pauvreté ou la scolarisation, et des stratégies orientées vers des résultats, à l'image de ce que font les entreprises.
A l'Agence française de développement (AFD), nous voulons pouvoir dire combien de personnes ont vu s'améliorer leur accès à l'eau, leur désenclavement routier ou leurs émissions de carbone, grâce à l'argent des contribuables français. La proportion de nos opérations qui n'ont pas donné « pleine satisfaction », selon une batterie de critères, est passée de 26 % en 2001 à 22 % en 2005.
N'y a-t-il plus aucun gâchis ? Il y a vingt ans, les « éléphants blancs », grands projets d'infrastructures souvent absurdes décidés par les présidents africains, étaient une réalité. Ils sont devenus rares. Il existe encore des « cas limites », mais peu.
Paul Wolfowitz, le président de la Banque mondiale, avait fait de la lutte anticorruption une condition sine qua non de l'aide. Il semble assouplir ce principe.
La politique du « tout ou rien » est impossible dans des pays où la corruption est un mal endémique. Il y a des pays corrompus et misérables, et d'autres tout autant corrompus mais qui se développent. Devons-nous mener un combat éthique ou un combat pour le développement ? Il n'est pas possible de réussir des projets « propres » quand le milieu est corrompu. Devons-nous alors arrêter toute aide à ces pays ?
Globalement, les progrès sont réels. Regardez l'Initiative pour la transparence dans les industries extractives. Il y a dix ans, jamais le Cameroun, le Gabon ou le Congo n'auraient accepté de discuter de transparence dans ces secteurs !
Pourquoi l'AFD consent-elle plus de prêts que de dons ? Vaste débat de doctrine. Hier, l'APD idéale semblait être une subvention versée en devises étrangères aux Etats. Aujourd'hui, il faut beaucoup plus de pragmatisme et de souplesse dans la forme comme dans le choix des bénéficiaires.
Le nec plus ultra n'est pas toujours la subvention. Certes, elle est souvent indispensable, comme pour mettre en place un réseau de santé, mais souvent la procédure de prêts bonifiés suffit et elle présente l'avantage de faire effet de levier : nous pouvons lever des fonds complémentaires. Les organisations non gouvernementales nous accusent de nous comporter comme une banque et estiment que le prêt est un mal. Je préférerais qu'elles nous jugent sur nos résultats.
Pourquoi donnez-vous la priorité à l'Afrique subsaharienne, qui représente la moitié de vos engagements ?
Parce qu'elle demande notre aide, qu'elle est plus vulnérable et qu'elle se développe moins vite que les autres parties du monde. Les pays méditerranéens, du Maghreb à la Turquie, figurent aussi parmi nos priorités. Ils sont au centre de problèmes migratoires; ils se rapprochent de l'Europe; nous avons en commun une Méditerranée malade. Un quart de nos interventions concernera les pays émergents, comme le Brésil ou la Chine, qu'il faut aider à maîtriser leurs émissions de carbone ou à protéger leur biodiversité.
Croyez-vous que les objectifs du Millénaire, qui visent notamment à réduire de moitié la pauvreté dans le monde d'ici à 2015, seront atteints ? Un grand nombre d'entre eux sera atteint, mais pas tous et pas par tous les pays. Mais relativisons d'avance les échecs. Le Burkina Faso a amélioré son taux de scolarité de façon spectaculaire, mais il partait de si bas qu'il ne parviendra pas aux objectifs. Il serait injuste de lui dire qu'il a failli.
Au total, les seules régions qui stagneront sont en situation de conflit armé, c'est-à-dire le Darfour (Soudan) ou la Corne de l'Afrique. Dans les pays pétroliers, la croissance sera au rendez-vous, tout comme chez les « stars » non pétrolières tels le Mozambique, l'Ouganda, le Ghana et le Sénégal. Les conditions de vie s'amélioreront aussi chez les pays qui croissent au rythme de 4 % à 5 %, comme l'ensemble du Sahel.
On le voit, il n'y a pas une Afrique, mais un patchwork de pays dont le développement tourne autour de 5 %, ce qui ne rend pas du tout pessimiste, mais ce qui disqualifie les solutions toutes faites et les discours simplistes.