La Presse
Monde, mercredi 10 mai 2006, p. A22
La Turquie à l'heure de tous les dangers
L'éditeur Ragip Zarakolu croit que son pays est à la croisée des chemins
Gruda, Agnès
Les réformes qu'elle adopte péniblement, à coups d'avancées et de reculs, plongent la Turquie dans une période périlleuse. Au bout du chemin: la démocratie ou la catastrophe.
Cette prédiction à deux voies est de Ragip Zarakolu, un éditeur turc qui a été poursuivi à de multiples reprises pour avoir publié des livres traitant du génocide arménien, des droits de la minorité kurde ou des droits de l'homme tout court.
" Ou bien la Turquie évolue vers un État démocratique et multiculturel, ou alors on risque le désastre ", avertit M. Zarakolu, qui s'inquiète de la montée du nationalisme qui freine l'évolution de son pays.
Le gouvernement actuel, soucieux de rejoindre l'Union européenne, a bel et bien entrepris une démocratisation, reconnaît-il. " Malheureusement, depuis un an, toutes ces réformes ont été stoppées et le pays recule sous la pressions des ultranationalistes ", a-t-il constaté lors d'un entretien avec La Presse, hier.
C'est ainsi qu'un ami de Ragip Zarakolu, qui travaillait sur la question des minorités nationales à la demande du gouvernement, vient non seulement d'être congédié, mais carrément poursuivi en justice... par ce même gouvernement. " Ridicule ", tranche M. Zarakolu.
De passage à Montréal à l'invitation de la communauté arménienne, l'éditeur à la barbe poivre et sel a fait part des démêlés qui l'opposent, lui aussi, au système judiciaire turc.
Cette fois, celui-ci lui reproche d'avoir publié le livre de la Montréalaise Dora Sakayan, qui a annoté le journal tenu son grand-père, Garabed Hatcherian, pendant le massacre de la ville de Smyrne, en septembre 1922.
Le livre est paru il y a quelques années sous le titre français Smyrne: entre le feu, le glaive et l'eau. Sa version turque, sortie récemment, pourrait valoir jusqu'à 13 ans de prison à son éditeur.
Ce dernier est accusé d'insulte à l'armée et à l'identité turques. Sa prochaine comparution doit avoir lieu en juin.
Poursuites en série
Depuis qu'elle a réformé son code pénal, il y a deux ans, la Turquie multiplie les poursuites contre les écrivains, journalistes et intellectuels qui osent s'attaquer aux deux grands tabous d'Ankara: le génocide arménien et le sort infligé à la minorité kurde.
La mauvaise nouvelle, c'est qu'une vingtaine de ces intellectuels font aujourd'hui face à la justice. La bonne, c'est qu'ils sont de plus en plus nombreux à s'exprimer publiquement sur ces sujets délicats.
Ragip Zarakolu n'en revient pas que plus de 90 ans après le génocide arménien, l'État turc refuse toujours de reconnaître sa responsabilité dans ce massacre qui a coûté la vie à plus d'un million de personnes.
" C'est complètement absurde, c'est une honte s'insurge-t-il. Les Arméniens et les Turcs partagent une mémoire commune. Beaucoup de pays ont vécu des tragédies mais ont ensuite su tourner la page. "
Mais si Ragip Zarakolu est si préoccupé par ce sombre chapitre de l'histoire de son pays, c'est qu'il est convaincu que sans régler les problèmes du passé, on reste condamné à les répéter. Ici, les prochaines victimes sont toutes désignées: les quelque 14 millions de Kurdes turcs.
Fin avril, des troubles ont éclaté dans le sud-est du pays, habité par la minorité kurde. La résolution des tensions nationales est cruciale pour permettre à la Turquie d'adhérer à l'Europe. Mais pour l'instant, " l'écart se creuse entre les Turcs et les Kurdes ", constate avec tristesse Ragip Zarakolu.
Les Kurdes vivent écartelés entre trois pays: la Turquie, l'Irak et l'Iran. Et pendant que la situation pourrit en Turquie, le pire danger vient peut-être du Kurdistan irakien, s'inquiète l'éditeur, qui a déjà été décrit comme la " conscience du peuple turc ".
" Si les États-Unis se retirent de l'Irak, les Kurdes se retrouveront coincés entre des pays hostiles. Leur situation est très fragile. Ils pourraient devenir les nouveaux Arméniens ", avertit cet homme qui craint les hoquets de l'histoire comme la peste.