L'Actualité, no. Vol:17 No:4
15 mars 1992, p. 17
Qui tue l'économie du Québec ?
Lisée, Jean-François
Jane JACOBS, économiste controversée et spécialiste de la croissance: .. Il manque un atout essentiel aux stratégies du Québec: une monnaie ! »
Jane Jacobs est un cas. Autodidacte, elle a élaboré une théorie économique qui bouscule tous les dogmes, ceux d'Adam Smith comme ceux de Karl Marx. La nation ? En économie, ça n'existe pas. L'agriculture ? Un effet secondaire de l'existence des villes. Les richesses naturelles ? Plus souvent un boulet qu'un atout. La péréquation, les subventions, l'aide au Tiers-Monde, l'industrie de la défense ? Autant de tickets pour l'appauvrissement. En prime, elle crie: A bas l'Europe unie et vive le Québec libre !
Américaine transplantée à Toronto pour cause de guerre du Vietnam, Jane Jacobs a un fan club, concentré au Québec. On trouve de ses disciples aussi bien dans la « gauche ,» indépendantiste, comme le politologue et ex-conseiller de René Lévesque, Daniel Latouche, que dans la « droite » fédéraliste, tel ex-conseiller de Bourassa et de Mulroney Marcel Côté.
Ses livres, L'Économie des villes et Les Villes et la richesse des nations, sont des succès de librairie aux États-Unis et dans plusieurs pays. Mais, dit Latouche, « c'est seulement au Québec qu'elle a de l'influence; aux États-Unis, les économistes ne lui parlent même pas. C'est peut-être en train de changer. L'an dernier, des économistes de Harvard et de l'Université de Chicago ont voulu comprendre ce qui faisait le succès économique d'une ville. Ils ont réuni les performances, sur 30 ans, de 170 régions urbaines puis les ont successivement passées à la moulinette des théories classiques, de celles plus récentes de l'économiste à la mode Michael Porter - gourou du ministre québécois Gérald Tremblay et du ministre fédéral Michael Wilson et enfin de celles de Jane Jacobs. « Les résultats ne sont pas favorables aux théories classiques, neutres en ce qui concerne celles de Porter et plutôt favorables à celles de Jacobs ,» rapportent les auteurs, José Scheinkman et Andrei Shleifer.
A 75 ans, l'esprit vif et le sourire narquois, Jacobs termine un bouquin sur « les fondations morales de la politique et du commerce, qui, si on les confond, entraînent la corruption et l'erreur». Pour la première fois, on pourra la lire en français ce printemps, car Boréal publie son livre précédent, sous le titre de Villes et nations. Paradoxalement, son ouvrage pro-indépendantiste, Québec and the Question of Separatism, n'a jamais été traduit.
Nous avons demandé à Mme Jacobs de commenter les nouvelles stratégies économiques du Québec: celle du ministre de l'Industrie et du Commerce, Gérald Tremblay, qui veut mobiliser les entreprises en les regroupant par « grappes » travaillant dans un même secteur, ainsi que le plan de relance du Grand Montréal du ministre Daniel Johnson. Durant la longue entrevue qu'elle nous a accordée à sa résidence de Toronto et dont voici l'essentiel, Mme Jacobs a refusé de dévoiler quelle note globale elle donnait à l'un et à l'autre. Mais on sent bien qu'elle penche pour « incomplet ».
L'actualité: A quoi attribuez-vous le fait que l'Ontario soit devenue le centre économique du Canada plutôt que le Québec ?
Jane Jacobs: D'abord Montréal n'a pas su diversifier sa production quand Toronto s'est mise à la concurrencer sur ses propres produits. Ensuite, vos politiciens et vos banquiers ont cru que la richesse provenait des ressources naturelles, alors qu'elle vient du tissu urbain, des importations qu'on reproduit sur place, qu'on améliore, puis qu'on réexporte. Ce déclin du Québec aurait pu être corrigé si vous aviez eu votre propre monnaie.
L'actualité: De quelle façon ?
Jane Jacobs: La monnaie donne des informations essentielles à l'économie. Elle agit automatiquement comme barrière douanière et comme subvention à l'exportation. Les difficultés de Montréal auraient provoqué une baisse de la valeur de la monnaie québécoise, faisant augmenter le prix des importations et baisser celui des exportations. Ce qui aurait poussé l'économie montréalaise à produire sur place plus de produits importés. Une fois la machine repartie, la monnaie aurait grimpé de nouveau, réduisant le prix des importations nouvelles dont l'économie, en expansion, aurait eu l'usage, ses besoins en approvisionnement ayant grandi.
Mais comme, depuis quelques décennies, la valeur de la monnaie canadienne a été essentiellement contrôlée par l'économie de Toronto, les informations données étaient pertinentes pour les industries torontoises, en expansion, mais complètement fausses pour les industries montréalaises, en déclin. Plus votre capacité d'innovation et de remplacement des importations s'est affaiblie, plus vous avez été influencés par une monnaie qui vous envoyait des informations à contretemps, et plus vous avez décliné. Les Maritimes ont le même problème.
Cela me renverse de voir les souverainistes québécois proposer de garder la monnaie canadienne. S'ils la gardent, il faut que ce ne soit que temporaire et que la transition se fasse en quelques années. Les riches villes-États de Singapour et de Hong Kong ont leur propre monnaie, qui leur est extrêmement précieuse.
L'actualité: Le Parti québécois propose de garder le dollar, de peur que la création d'une monnaie québécoise suscite une crise de confiance.
Jane Jacobs: Si des gens doutent de leur capacité de gérer leurs affaires, peut-être ne sont-ils pas prêts pour la souveraineté. Ils ont peur que la valeur d'une monnaie québécoise tombe, alors que ce serait sûrement une bonne chose pour aider les exportations québécoises et inciter à produire localement des produits jusque-là importés. Tout le monde pense que c'est préférable d'avoir une monnaie forte, comme si c'était le score d'un match de football. En fait, c'est un handicap terrible pour les exportations.
L'actualité: Votre ami Marcel Côté vous suit, en théorie, jusque-là. Mais il dit que ça augmenterait considérablement le coût de refinancement de la nouvelle dette du Québec, qui atteindrait plus de 100 milliards en dollars américains ou canadiens, au-delà de la capacité de payer des contribuables. Donc, dit-il, à cause de la dette, la souveraineté est, en pratique, impossible.
Jane Jacobs: Il a peut-être raison, mais ça n'a pas été le cas pour un grand nombre de petits pays devenus souverains, comme la Norvège. Evidemment, aucun de ces pays n'héritait d'une dette aussi énorme que celle du Canada. Mais si nous continuons sur notre lancée, nous serons incapables de payer notre dette de toute façon. Compte tenu de cette contrainte, la meilleure manière de devenir indépendant c'est sans doute graduellement. C'est vrai qu'il y a un coût économique plus grand à cause du sentiment anti-Québec. Je sens qu'il y en a plus maintenant qu'en 1980. Mais plus on attend...
L'actualité: L'Europe est en train de se donner une monnaie unique. Selon votre théorie, est-ce une erreur ?
Jane Jacobs: Oui, et ils vont finir par s'en rendre compte. Ils disent qu'ils vont économiser sur les frais de change. C'est de la foutaise, surtout avec les ordinateurs qui rendent les coûts insignifiants. Ils veulent encore créer les « États-Unis d'Europe ». Ils avaient eu l'idée pendant les années 40, quand les États-Unis étaient en expansion. Ce n'est plus le cas, mais ils continuent à les copier. Ça va être beau ! Voyez leur zèle de standardisation: d'accord pour les prises d'électricité compatibles, mais ils veulent des normes européennes sur le pain, la bière, la construction, toutes sortes de choses. Plus on standardise, plus on tue le terrain fertile de la diversité et de l'innovation. C'est une stratégie de déclin. Ils semblent penser que le fait de créer un marché unique plus grand que celui du Japon et des États-Unis va les aider. Mais ce n'est pas la grandeur du marché qui a fait le succès du Japon, c'est le remplacement d'importations, puis l'innovation, puis l'exportation de ces innovations. Multiplier les fusions pour rivaliser en grosseur avec les compagnies japonaises ne tient pas non plus, car les compagnies nippones ressemblent plus à des grappes qu'aux grandes compagnies occidentales.
L'actualité: Vous avez lu le « Plan stratégique du Grand Montréal » du ministre Daniel Johnson et la stratégie industrielle du ministre Gérald Tremblay. Qu'en pensez-vous ?
Jane Jacobs: J'y ai trouvé de très bons éléments. On pense trop souvent que la clé de l'économie, c'est une grosse entreprise. Dans ces textes, on reconnaît que la clé réside dans des groupes d'entreprises reliées par leurs activités manufacturières ou commerciales. Ces grappes sont plus productives qu'une seule grosse entreprise, car plus vous avez d'unités économiques séparées, plus se multiplient les occasions d'innover. On a prouvé qu'en gros les petites entreprises créent de l'emploi et les grosses en perdent.
L'actualité: Y voyez-vous d'autres virages prometteurs ?
Jane Jacobs: C'est un peu trop faible et un peu trop lent. Toutefois je constate un début de prise de conscience que les ressources naturelles ne sont pas la base de la richesse. On commence à admettre que le tissu économique de la ville constitue le moteur de la richesse, qui réussit toujours à trouver les ressources nécessaires. Faire du Grand Montréal un cas à part, qui mérite attention, est un progrès en ce sens. Aussi, je perçois un sain enthousiasme pour la formation de la main-d'oeuvre. C'est au moins aussi important que les universités.
L'actualité: Y a-t-il aussi des choses que vous n'aimez pas ?
Jane Jacobs: Oui, c'est une pensée statique. Je ne pense pas que les auteurs de ces deux rapports le comprennent, mais les grappes créatrices se forment et se déforment constamment. Des fournisseurs deviennent innovateurs et exportateurs à l'extérieur de leur grappe, et peuvent créer leurs propres grappes. Leur concept figé des grappes aurait pu s'appliquer à l'industrie américaine de l'automobile, qui avait ses grosses compagnies et ses fournisseurs. Mais cette grappe-là est devenue complètement stérile, parce que les fournisseurs devaient se conformer aux spécifications et n'avaient pas de marge de créativité.
L'actualité: Y a-t-il quelque chose dans ces rapports qui « figerait » les grappes ?
Jane Jacobs: Nous sommes en présence de grands chefs d'orchestre qui pensent savoir qui sont les fournisseurs, qui sont les clients et comment ça devrait se passer. Mais ils n'ont qu'une photographie. Or un film ne doit pas ressembler à une photographie. On peut tuer une ville en forçant les gens à rester au même endroit. C'est ainsi que Détroit est morte. Rochester, au Massachusetts, qui était une ville à la pointe de la recherche, de l'innovation et de la formation, a été tuée par une grappe rigide dominée par Kodak, à qui on a décidé de tout subordonner. Je ne pense même pas qu'il faut faire des schémas de grappes. On court le risque de créer une oligarchie, de se mettre au service de ce qui existe, plutôt que de ce qui pourrait émerger.
Lun 15 Mai - 22:01 par mihou