Les Nigérians veulent voir la couleur de l'or noir
Avec la hausse des cours, société civile et ONG demandent des comptes à l'Etat sur la cagnotte pétrole.
Par Virginie GOMEZ
mercredi 10 mai 2006
Lagos de notre correspondante
avec la hausse du cours du baril, l'argent coule à flots dans les caisses de l'Etat nigérian. Un budget record de près de 15 milliards de dollars (12 milliards d'euros) a été annoncé pour 2006 et les réserves en devises avoisinent les 30 milliards. Le Nigeria, premier producteur africain et cinquième exportateur mondial de brut, avec 2,6 millions de barils par jour, a remboursé d'un trait une grande partie de sa dette extérieure. Ce qui lui a permis d'obtenir un moratoire auprès du Club de Paris, organe informel qui regroupe les gouvernements des principaux pays industrialisés créanciers. Mais cette valse des milliards laisse indifférente la majorité des 130 millions de Nigérians. Quel que soit son circuit, l'argent du pétrole ne passe pas par la poche des plus modestes. En quarante ans d'exploitation pétrolière, 320 milliards d'euros au moins ont été détournés, soit «l'équivalent de six plans Marshall», note l'Agence nigériane de lutte contre les crimes économiques et financiers. Le secteur pétrolier fournit environ 95 % des revenus à l'exportation et 75 % du budget de l'Etat, mais emploie moins de 5 % de la population active. L'image d'une élite prédatrice s'entendant avec des opérateurs étrangers avares de leurs secrets pour partager la manne pétrolière est fortement enracinée. Avec quelques raisons.
«Incertitudes». «Les opérateurs du secteur pétrolier sont une bande d'arrogants, qui vivent dans leur cocon», a lancé l'énergique ministre des Mines, Obi Ezekwesili, en charge de l'Initiative pour la transparence dans les industries extractives. C'est selon elle pour «en finir avec cette mystification» qu'un auditeur indépendant, le cabinet britannique Hart Group, s'est penché sur les transferts de fonds entre les compagnies pétrolières et l'Etat de 1999 à 2004. L'exercice vise à mettre en évidence les faiblesses de gestion et de contrôle pour diminuer «les opportunités de corruption». En 2003 et 2004, les ventes de pétrole et de gaz, le paiement des taxes, royalties et pénalités par les compagnies pétrolières ont rapporté au Nigeria 41 milliards de dollars. Mais sur l'ensemble de la période, l'exercice révèle des «erreurs de colonnes» portant sur des centaines de millions de dollars. «Dans certains domaines, il y a beaucoup d'incertitude sur ce qui se passe réellement», euphémise l'auditeur dans un rapport publié le mois dernier. L'Etat est souvent incapable de savoir à quoi correspondent les sommes versées par les compagnies pétrolières.
Attentats. La société civile reste sur sa faim. «Nous espérons pouvoir utiliser ces informations pour demander des comptes au gouvernement sur la façon dont cet argent a été dépensé», explique David Ugolor, coordinateur au Nigeria de l'ONG Publiez ce que vous payez. «Va-t-il à l'éducation, à la santé, à la sécurité, ou dans des banques privées en Suisse ?» Dans un récent communiqué intitulé «Le travail inachevé de Hart Group», David Ugolor souligne que l'organisme étatique en charge du développement du delta du Niger la zone pétrolifère n'a pas été en mesure de confirmer les versements faits par les compagnies pétrolières. «Cette opacité soulève des questions sur la capacité des autorités à réduire la pauvreté dans le delta du Niger.» La région productrice de pétrole est aussi l'une des plus défavorisées du pays. La pauvreté endémique fait le lit d'une violence qui compromet aujourd'hui l'exploitation. Apparu au début de l'année, un groupe armé, le Mouvement d'émancipation du delta du Niger, a déjà revendiqué plusieurs attaques contre des installations pétrolières, deux enlèvements et deux attentats à la bombe. La production de Shell, leader au Nigeria, a chuté de moitié. En mars, les autorités ont annoncé avoir perdu 1 milliard de dollars à cause des destructions.
Election. Ce n'est pas le seul paradoxe de l'industrie pétrolière nigériane. L'obsolescence de ses raffineries en fait un acheteur en aval de ce qu'elle vend en amont. Trente millions de litres de carburant sont consommés chaque jour, mais moins de la moitié est raffinée sur place. Suivant l'envolée des cours du baril, le prix à la pompe est passé de 45 à 65 nairas (environ 50 centimes d'euro) l'année dernière, avec des répercussions immédiates sur le panier de la ménagère. Un fonds de 600 millions de dollars a été inscrit au budget 2006, pour prévenir toute augmentation cette année. A la veille de l'élection présidentielle prévue en avril 2007, de nouvelles augmentations risqueraient de cristalliser le mouvement social. Soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat, le président Olusegun Obasanjo se retrouve en porte-à-faux. A l'extérieur, il jouit de ses succès macro-économiques, assurant que les vastes réformes engagées vont bientôt porter leurs fruits. Mais faute de retombées concrètes, ses opposants trouvent déjà un large écho dans l'opinion.
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