La croissance est essentielle, mais peut devenir un piège
28 novembre 2005
Bernard Mooney , Journal Les Affaires
Warren Buffett se plaît à répéter deux règles d'or du placement : la première est de ne pas perdre de capital; la seconde est de ne pas oublier la première.
Plus on prend de l'expérience, plus on mesure l'immense sagesse des propos du célèbre investisseur milliardaire. D'autant plus que ces règles s'appliquent autant aux investisseurs qu'aux dirigeants d'entreprise.
La croissance d'une entreprise est importante et elle vaut cher. J'en ai fait le critère fondamental pour identifier les sociétés extraordinaires dans mon livre Investir à la Bourse et s'enrichir. Selon moi, les investisseurs devraient privilégier les entreprises qui maintiennent un rythme de croissance d'au moins 15 % par année.
Toutefois, à mesure qu'une société grandit, il est inévitable que ce rythme devienne difficile à soutenir. Le maintenir peut même être carrément utopique à long terme.
Si vous n'acceptez pas cette vérité, vous courez à votre perte. Par exemple, ceux qui ont acheté des actions de Microsoft (Nasdaq, MSFT, 27,50 $ US) en 2000 en pensant que le géant technologique pourrait maintenir son rythme de croissance de plus de 30 % des années 1990 se sont heurtés à un mur.
Malgré une performance très solide, le titre est loin de son sommet de 60 $ US. Avec des revenus dépassant les 40 milliards de dollars américains (G$ US), il est normal que le rythme de croissance ralentisse. C'était prévisible. Depuis 10 ans, la croissance annuelle composée du bénéfice de l'entreprise est de 26 %, mais de 15 % sur cinq ans. Dans les prochaines années, il faut plutôt s'attendre à un taux de croissance entre 10 et 12 %, ce qui demeure superbe.
Encyclopédie des fiascos
Microsoft commettrait une grave erreur stratégique si elle tentait de maintenir un rythme supérieur grâce à des acquisitions majeures. En voulant fouetter sa croissance, elle mettrait en péril son puissant et lucratif modèle d'entreprise.
La liste des entreprises qui ont abouti à un fiasco pour avoir tenté de maintenir des taux de croissance artificiellement élevés est si longue qu'on pourrait en faire une encyclopédie.
Le même sort attend les investisseurs boursiers qui tentent de maintenir des taux de rendement élevés, au mépris de tout réalisme. Pour y arriver, ils doivent inévitablement faire appel à la spéculation, qui comporte bien des risques.
Or, si l'on veut accroître son capital, il est aussi important de le protéger que de réaliser des rendements élevés.
Supposons que vous obtenez un rendement annuel composé de seulement 5 % pendant 10 ans. Après cette période, votre 1 000 $ vaudra 1 630 $.
Vous décidez alors que ce n'est pas suffisant - à juste titre.
En modifiant votre stratégie, vous réussissez à accroître votre capital de 10 % par année sur une base composée. Après 10 ans, votre 1 000 $ vaudra ainsi 2 594 $. Ah ! voilà du rendement !
C'est vrai. Mais tenter de gonfler ainsi vos gains comporte des risques importants. Vous pouvez connaître des années difficiles.
Par exemple, en route vers votre objectif de rendement annuel de 10 %, la valeur de votre portefeuille pourrait perdre 30 % en un an (ce qui n'est pas rare dans le monde boursier). Après 10 ans, votre 1 000 $ ne vaudrait plus que 1 650 $, soit environ le même niveau qu'un rendement de seulement 5 %, maintenu pendant 10 ans.
Pire, si vous avez la malchance de connaître deux années de baisse de 30 %, votre mise de 1 000 $ ne vaudrait plus que 1 050 $, même si le rendement atteint 10 % les huit autres années. Ce qui signifie que deux mauvaises années suffisent à effacer entièrement les résultats de huit bons exercices.
Après cet exemple, on comprend que Warren Buffett a raison, qu'il est crucial de ne pas perdre son capital.
Rachats d'actions
La même logique vaut pour les sociétés ouvertes qui tentent de nous éblouir avec des taux de croissance élevés. La plupart n'ont pas compris que le secret n'est pas tant dans le taux de croissance du bénéfice que dans la régularité de la croissance, année après année.
Cela s'observe notamment dans l'attitude des dirigeants face aux rachats d'actions. La plupart ne saisissent pas l'énorme impact à long terme de rachats importants, effectués année après année. Dans l'esprit de bien des présidents d'entreprise, pressés d'agir et d'accroître leurs revenus, les rachats ne sont qu'une perte de temps.
Ils ne comprennent pas que, fondamentalement, l'enrichissement de leurs actionnaires passe par l'augmentation à long terme du bénéfice par action. Toutes les autres mesures sont secondaires, voire inutiles (y compris celles qu'utilisent souvent les consultants pour déterminer leur rémunération).
Ce n'est pas pour rien que la plupart des grands succès boursiers des 20 dernières années reposent sur des rachats d'actions importants. Une société dont le taux de croissance est modeste peut devenir un placement fantastique si ses dirigeants ont l'intelligence, année après année, de racheter des actions.
Sans aucun doute, cette stratégie est préférable à celles des entreprises qui se lancent dans toutes sortes d'aventures pour tenter d'accélérer leur rythme de croissance.