http://www.lemonde.fr/web/imprimer_... Evitons l’emballement, par Esther
Benbassa
LE MONDE | 24.02.06 | 13h55 • Mis à jour le 24.02.06 | 13h56 Le meurtre
crapuleux d’Ilan Halimi par le "gang des barbares " et le manque de
discrétion ou de prudence de la justice, retenant la circonstance aggravante
d’antisémitisme quand l’enquête est encore loin de sa fin, ont remis à l’ordre
du jour un problème d’antisémitisme qui ces derniers temps semblait pourtant
connaître une véritable décrue. N’aurait-il pas été plus raisonnable d’attendre
que l’instruction avance avant de braquer les feux de l’actualité sur le motif
raciste, au risque de déstabiliser à nouveau en France les relations entre juifs
et Arabes, entre juifs et musulmans et entre juifs et Noirs ? L’affaire
d’Outreau devrait nous avoir prévenus des écueils auxquels la justice peut se
heurter. Il est à espérer, avec l’affaire Halimi, que nos juges garderont la
tête froide. Et l’on devrait exiger la même attitude de nos politiques et des
médias, dont certains appuient déjà la thèse du crime raciste.
L’émoi de la communauté juive est compréhensible. L’événement réactive une
sensibilité à l’antisémitisme entretenue dans les années 2000-2004. Y a-t-il
lieu de suspecter la police d’avoir été tentée d’ignorer délibérément les
mobiles antisémites du crime, pour éviter de s’aliéner l’opinion musulmane -
lorsqu’on sait que cette dernière n’est guère épargnée depuis quelque temps ?
N’oublions pas les leçons de l’affaire du RER D et de cette jeune femme qui
avait simulé avoir été victime d’une agression antisémite, ou de l’incendie du
centre juif de la rue Popincourt, à tort présenté comme antisémite. Alors,
aussi, on avait assisté à un emballement dont il avait ensuite fallu assumer les
conséquences. Fortes de ces expériences, les institutions juives devraient avoir
pour seule politique d’appeler la "rue juive", paniquée, au calme et à la
pondération. Cette prudence serait d’autant plus à l’ordre du jour s’il
s’avérait finalement qu’Ilan Halimi a été torturé à mort parce que juif.
La découverte, chez les parents de l’un des prévenus, de documents
d’inspiration salafiste et d’autres émanant d’une ONG accusée par Israël de
soutenir le terrorisme ne suffit certes pas à faire du rapt d’Ilan Halimi un
acte à la fois antisémite et propalestinien. Quant aux photos envoyées à la
famille par les ravisseurs et aux humiliations violentes qu’ils ont fait subir à
leur victime, elles paraissent inspirées à la fois par les mises en scène
élaborées par les preneurs d’otages en Irak et par les images de sévices
infligés aux prisonniers irakiens dans les geôles américaines. Tous ces
éléments nous renvoient à l’impact des images sur de jeunes esprits désoeuvrés
glanant leurs idées, si idées il y a, de tous côtés, et pas seulement du côté
des terroristes arabes. PLAISIR SADIQUE Que la judéité d’Ilan ait pu jouer
dans l’acharnement de ces délinquants n’est pas impossible. Mais croire qu’ils
étaient mus par une idéologie antisémite articulée serait sans doute excessif.
Eux
aussi, comme pas mal de monde, étaient convaincus, à tort, que tous les juifs
sont riches et qu’ils pourraient en tirer gros. Les préjugés de ce genre -
avarice des Auvergnats, entêtement des Bretons, etc. - sont monnaie courante.
Reste que l’enracinement, en cours dans certains milieux, de l’hostilité au juif
comme métaphore de tout ce qui va mal n’est pas à négliger non plus. Elle fait
hélas partie désormais du décor, le tout dans un climat d’amertume et de
défiances intercommunautaires. Toutefois, la terrible question qui se pose est
de savoir ce qui a poussé ces jeunes, dans ce cas précis, à aller aussi loin
dans la cruauté. Le plaisir sadique, la dimension ludique de l’horreur,
l’absence totale de tabous ? Ou tout simplement rien ? Ce rien qui remplit le
cerveau de ces voyous en manque de modèles positifs, d’encadrement, d’un minimum
de règles et de normes. Le crime que l’on déplore aujourd’hui n’est pas
seulement affaire de race, d’ethnie ou de religion. C’est d’abord nos
sociétés qu’il interpelle, des sociétés capables de fabriquer de tels monstres
sans empathie. La banalisation du mal par images interposées, des images qui à
la fois éloignent ce mal de nous, le neutralisent et nous le rendent familier,
contribue certainement à la formation de cette sorte de monstruosité d’un genre
nouveau. C’est un juif qui est mort. Mais n’importe qui d’entre nous, juif ou
pas, aurait pu être à sa place. Il serait sage de contourner le piège de la
communautarisation du calvaire d’Ilan Halimi. Celui-ci, victime d’un sort
tragique et injuste, mérite certes de devenir un symbole. Mais celui qui nous
exhortera à endiguer par tous les moyens cette inhumanité que génèrent nos
systèmes et dont nous sommes les passifs spectateurs. Esther Benbassa,
historienne, est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
ESTHER BENBASSA